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Comportements alimentaires

Les vertus de l’intégration

Publié le 20/07/2005

Des membres du Comité scientifique de l’Ocha, des chercheurs en sciences humaines, des professionnels de santé, des amis, rendent hommage à Matty Chiva.

Comment rendre hommage à Matty Chiva ? En retraçant sa carrière de psychologue ? En rappelant ses travaux sur la débilité mentale de l’enfant, puis sur la psychologie du goût, pour aboutir à sa contribution majeure : l’émergence d’une psychologie de l’alimentation. Un des premiers universitaires français à avoir fait de la recherche en sciences humaines sur l’alimentation, à avoir donné toute sa noblesse à ce thème de recherche.
Il faudrait mettre l’accent sur les héritages théoriques – celui de René Zazzo, de Jean Piaget-, pointer ses voisinages de pensée avec Igor de Garine, avec Patrick McLéod, avec John Blundell, avec Claude Fischler… Il faudrait également parler de l’administrateur, du directeur de l’école doctorale et du département de psychologie de l’université de Paris X Nanterre… Dessiner la figure du précurseur dans la gestion de la recherche scientifique qui, bien avant que ne soient rédigées des directives dans ce sens et que la paupérisation de la recherche publique ne le rende nécessaire, avait su nouer avec les milieux industriels des relations au bénéfice des deux parties. Pointer sa contribution à l’émergence de cette désormais banale évidence que, si un chercheur a besoin d’autonomie, les partenariats sociaux et industriels lui permettent d’explorer de nouveaux territoires de connaissance. Car, dans l’univers de la recherche publique, l’inertie et la reproduction sont bien plus que des figures de style. Quelle belle posture d’universitaire rigoureux, à l’écoute des questions de son époque, en prise directe avec le monde de l’action, qu’il soit économique ou médical ! Mais c’est d’autre chose que je voudrais vous parler.

Un exemple d’intégration et de mobilité sociales

Matty Chiva était un exemple de ce que la culture française peut produire de meilleur, de ce qui, jusqu’à un passé récent, était un peu sa spécialité et beaucoup de sa fierté : l’intégration et la mobilité sociales. Voyez ce jeune juif ashkénaze arrivant de Roumanie qui trente ans plus tard est un des plus grands connaisseurs de la gastronomie française. Plus étonnant encore, suivez le parcours de cet apprenti mécanicien devenu, à force de travail acharné et grâce aux cours du soir, professeur d’une des plus grandes universités françaises. Le parcours de Matty Chiva est bien exemplaire de la capacité de la société française à accueillir et intégrer les différences.
Si son nom m’était connu depuis la publication de ce bel article intitulé « Comment la personne se construit en mangeant », je ne fis sa connaissance que bien plus tard. Comme beaucoup de personnes peu habituées aux prénoms d’Europe de l’Est, j’ai cru un temps que Matty Chiva était une femme. En mai 1985, le doux et l’amer sort aux PUF dans une collection dirigée par René Zazzo. Nouvelle rencontre, littéraire ; un texte scientifique dans lequel l’auteur laisse voir les stratégies et trajectoires qui l’ont conduit vers son objet. Dix ans plus tard, lors du colloque Pensée magique et alimentation aujourd’hui, j’apprécie l’orateur. Cependant, c’est dans le cadre du comité scientifique de l’Ocha que j’ai véritablement fait sa connaissance. Les occasions de rencontre se sont alors multipliées.

Articuler le social et le biologique, le théorique et l’appliqué

Marcel Mauss voyait dans la psychologie une discipline à l’articulation du social et du biologique. C’est bien dans cette position que Matty Chiva trouvait son ancrage depuis qu’il fréquentait le monde de l’alimentation. Dans le dialogue interdisciplinaire, il était un homme charnière à l’image de sa discipline. Depuis des années, inlassablement,
il labourait les mêmes thèmes. Certains ont pu parfois entendre des répétitions, mais pour qui savait écouter, à chaque fois, des éléments nouveaux apparaissaient, la grille de lecture s’affinait… Plusieurs fois, j’ai dit à Matty : quand reprendras-tu la plume pour rendre compte, dans un ouvrage de synthèse, de ce qu’est devenu ton point de vue d’aujourd’hui ?
Dans tous les métiers, on a des collègues, certains deviennent des amis, à condition de faire preuve de part et d’autre d’un peu de talent pour s’élever au dessus des jeux de concurrence. Avec Matty, aucun effort n’était nécessaire. Peut-être parce que nous ne faisions pas tout à fait la même chose. Peut-être mon passage par la psychologie en début de parcours universitaire rendait-il le dialogue plus facile. Mais sans doute aussi parce que nous avions tout deux des trajectoires qui venaient du monde du “faire”, celui dans lequel le réel n’est pas seulement supposé faire retour de temps en temps. L’expérience professionnelle de la mécanique et de la cuisine vaccine contre les hyper-relativismes en vogue dans certains milieux intellectuels.

Ce professeur, qui venait de la mécanique, connaissait par cœur les mécanismes de stigmatisation qui, dans les milieux universitaires, pèsent sur ceux qui viennent d’un univers trop concret. Dans cette connaissance s’enracinait le respect pour les reconversions.

Matty était un être attentif aux autres, prêt à donner un conseil non pour s’écouter le dire, mais pour tenter d’éclairer le paysage dans lequel son interlocuteur avait à faire un choix. Quel luxe ! Merci, Matty, des deux ou trois que tu as bien voulu me donner et surtout pour le tout dernier autour de ce verre d’Armagnac partagé à Toulouse, quelques semaines avant que tu nous quittes.

Le jour de ta disparition, j’ai ressenti quelque chose que j’avais déjà connu lorsqu’un jour de novembre 1981 un certain Georges était parti voir si le bastringue et la java… Transformant l’émotion en gravité, une idée s’était imposée : maintenant, il allait falloir penser sans lui… Cette fois encore cette idée s’imposât, avec cependant une toute petite nuance. Sans toi Matty, peut-être pas tout à fait, car comme l’écrivait Jean Trémolières : lorsqu’un être disparaît, il nous reste ce que nous avions réussi à toucher d’universel en lui.

Jean-Pierre Poulain, sociologue
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