Interview

Cultures des Laits du Monde les 6 et 7 mai 2010 – Interview avec Françoise Sabban

Publié le 24/05/2010

Session 4 : A chacun son lait - 1ère partie

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Vous êtes sinologue et la Chine est un pays fascinant à propos du lait. D’abord, du fait de l’abondance des idées reçues. On croit souvent que les Chinois ne consomment pas de lait ou que ceux qui en consomment ne l’ont découvert qu’à la fi n du X X e siècle. Pourtant, il y a 25 ans, vous avez publié un article resté célèbre intitulé : « Le travail du lait en Chine ancienne : un savoir-faire oublié »… Vous y analysez un corpus de textes tels que des traités d’agronomie et des manuels de cuisine. A quand remonte le texte le plus ancien ?

A l’année 535 de notre ère. Il s’agit du Qimin yaoshu, le traité d’agriculture chinois le plus ancien, intégralement conservé. Il comporte un chapitre sur l’élevage et l’exploitation du lait de vache et de brebis. Et on constate que les Chinois de cette époque maîtrisaient déjà la transformation du lait en lait fermenté et
en beurre, et savaient fabriquer du lait de conserve déshydraté à partir de lait fermenté égoutté et exposé au soleil, pour pouvoir le conserver plusieurs mois. Plus tard sous les Tang, il est amusant de citer aussi la biographie d’un fonctionnaire qui s’appelle Mu Ning : il a quatre fi ls dont on chante les mérites, en les qualifiant respectivement de lao (lait fermenté), su (beurre), tihu (beurre clarifi é) et rufu (fromage frais caillé).

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Dans la série des idées reçues sur les Chinois et le lait, il y a d’une part l’idée de leur intolérance au lactose et de leur dégoût pour le lait, d’autre part l’idée que le soja remplirait une fonction nutritive équivalente. A vous lire, c’est beaucoup moins simple ?

La prudence s’impose à propos du dégoût supposé des Chinois pour les produits laitiers. D’abord parce que le lait, comme le lait de femme, faisait partie de la pharmacopée traditionnelle, et qu’on l’utilisait, en somme, comme un médicament. Il a été employé pour faire des boissons roboratives pour personnes âgées ou en tisanes digestives. On raconte par exemple, qu’une décoction au lait de vache et au poivre long parvint à guérir l’empereur Taizong des Tang d’un sévère désordre intestinal. Ensuite, parce que selon les régions, on relève des attitudes très différentes envers le lait et les produits laitiers, du dégoût le plus absolu à un grand intérêt pour ce produit, alors considéré comme un luxe. Certaines couches aisées de la population connaissaient et appréciaient le lait et les produits laitiers, si l’on en croit certains traités culinaires anciens.
Quant au « fromage de soja », on ne le trouve pas mentionné dans les textes chinois avant le Xe siècle de notre ère. Le lait et les produits laitiers étaient
connus avant et ont continué à être valorisés après, notamment le beurre, décrit comme le produit le plus précieux qui soit dans le Yinshan zhengyao, un traité qui date de 1330. Ceci dit, la question de l’intolérance au lactose des populations asiatiques reste entière. Celle-ci s’exprime à des degrés divers et n’empêche pas nécessairement, semble-t-il, de consommer des produits contenant du lactose.

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Pourtant, il y a eu des époques où les Chinois considéraient que le lait était l’aliment des étrangers, des barbares. Mieux, n’est-il pas étonnant que leur défi nition des barbares par rapport au lait soit la même que celle des Grecs de l’Antiquité étudiés par Janick Auberger ?

En effet, comme pour les Grecs de l’Antiquité, ce qui surprenait les Chinois n’était pas tant que les barbares consomment des laitages mais qu’ils en fassent leur unique moyen de subsistance et qu’ils poussent l’indigence gastronomique jusqu’à les avaler dans leur état de nature, sans les cuisiner. Dans les traités culinaires chinois où sont mentionnés des produits laitiers, ceux-ci sont intégrés dans le processus culinaire: le lait fermenté est aromatisé avec de l’ail et sert de sauce, le caillé est mêlé à des farces, le beurre parfume des pâtisseries. Précisons tout de même que ces recettes ne sont pas nombreuses et font figure de raretés au sein de l’important corpus culinaire chinois.

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Si la Chine est fascinante par rapport au lait, c’est aussi que, dans les dernières décennies, elle est devenue un grand pays laitier. Comment expliquer que la Chine ancienne ait connu le lait et l’ait en partie du moins oublié et que la Chine contemporaine ait développé aussi rapidement la production et la consommation de lait ? Avec les dérives que l’on connaît depuis l’affaire du «lait chinois frelaté » qui a éclaté en 2008 aux lendemains des jeux olympiques ?

Il ne faut pas oublier qu’à l’époque ancienne les Chinois n’ont jamais développé d’élevage laitier à grande échelle, même si, dans les zones frontalières de la Chine, existait une tradition d’élevage laitier chez les populations non han, et si à la cour des Qing, dernière dynastie chinoise fondée par des Mandchous, certains produits laitiers étaient consommés et appréciés. Le régime alimentaire chinois canonique était jusqu’à très récemment fondé sur les féculents et composé pour l’essentiel de céréales comme le riz ou le blé, accompagnées de légumes et de peu d’éléments carnés. Ce système alimentaire, propre aux sociétés agricoles traditionnelles, reposait sur la céréaliculture, l’élevage étant très peu développé dans les campagnes. Il a fallu la réforme du début des années 1980 et une volonté politique forte pour créer quasiment de toutes pièces une industrie laitière en Chine, non sans l’aide, bien évidemment, de grands pays laitiers étrangers. C’est ainsi que la Chine est devenue le 4e producteur mondial de lait après les états-Unis, l’Inde et la Russie, et que la consommation de lait y a augmenté très vite, passant de 1 kg/an/habitant en 1975 à plus de 25 kg aujourd’hui…
Toute la question pour l’anthropologue et l’historien est de savoir sur quelle mémoire ce développement ultra-rapide a pu se fonder. La réponse à cette question pourrait peut-être nous aider à comprendre les dérives de l’affaire du lait frelaté, dont je rappelle qu’il a, dans un premier temps, porté sur le lait maternisé, destiné donc aux bébés.

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Vous avez invité Kohmei Wani à retracer l’histoire du lait au Japon, des temps anciens à la période contemporaine. Comme la Chine, le Japon n’a pas attendu la fin du IIe millénaire pour découvrir les produits laitiers ?

Effectivement, comme nous l’apprend M. Wani, la trace écrite la plus ancienne du lait au Japon remonte à 700 après JC dans un texte où il est question d’un tribut à payer à l’empereur en «So», qui est très semblable au «Su» chinois du Qimin yaoshu évoqué ci-dessus, dans lequel il apparaît comme un terme générique pour la matière grasse laitière. Le lait, introduit au Japon par les Chinois, était plutôt utilisé comme médicament par la famille impériale. Il faudra attendre ensuite la volonté d’occidentalisation du Japon avec l’ère Meiji à partir de 1868 pour que l’élevage laitier y soit introduit et que lait liquide et lait condensé sucré, grâce à des technologies importées des états-Unis, commencent à entrer dans l’alimentation des Japonais, au titre d’«alicaments» comme on dirait aujourd’hui, pour les enfants et les malades.

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Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que le Japon, affamé, a commencé à s’ouvrir à une alimentation de type occidental ?

C’est relatif, car les Japonais sont restés très attachés à leur régime traditionnel à base de riz et de produits marins, mais il est vrai qu’ils commencèrent à adopter de nouveaux aliments – lait, blé, viande – et de nouveaux usages, surtout après la Seconde Guerre mondiale. M. Wani nous dit d’ailleurs que la consommation globale de lait et produits laitiers est passée de 3 kg/an/habitant en 1950 à 47 kg en 2000.

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C’est un tout autre paysage laitier que nous décrit Suresh Gokhale pour l’Inde ?

En effet, comme le dit M. Gokhale, depuis des millénaires, le lait a en Inde un statut particulier : c’est à la fois un produit animal privilégié dans le régime végétarien des hindouistes et un aliment qui ne connait aucune barrière, qu’elle soit de religion, de caste, de culture ou de niveau socio-économique. L’importance symbolique du lait en Inde est bien connue, il est présent au quotidien comme dans un grand nombre de fêtes et de rites, même chez les pêcheurs qui en jettent dans l’océan
en offrande dans l’espoir de s’assurer une pêche fructueuse.

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Le lait en Inde est aussi très important du point de vue nutritionnel ?

L’apport nutritionnel du lait est loin d’être anodin dans un pays où une grande part de la population reste rurale et pauvre et vit dans une logique d’autarcie ou presque.
Suresh Gokhale nous dit que la quantité moyenne de lait disponible par personne est actuellement de 250 g par jour et qu’elle peut varier de 500 g par jour dans des états comme le Haryana et le Pendjab, à 100 g par jour dans certains états de l’est de l’Inde.

Session 4 : A chacun son lait - 2e partie

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Comment se présente l’économie laitière de l’Inde aujourd’hui alors que, à l’époque de l’Indépendance et même après, le lait était réservé à la consommation familiale et que vendre du lait ou des produits laitiers était considéré dans certains villages comme un péché ?

Il a fallu que les pouvoirs publics et les organisations gouvernementales unissent leurs efforts pour convaincre les éleveurs de l’importance du lait dans la lutte contre la malnutrition et pour organiser la collecte et la transformation du lait. Ces efforts ont été payants puisque la production est passée de 59 millions de tonnes en 1992 à 106 millions en 2005 et qu’elle pourrait passer à 220 millions en 2020. Environ les 2/3 de la production ne sont pas transformés et sont consommés par la famille à la ferme ou vendus sous forme de lait frais non pasteurisé dans le circuit informel. Les coopératives ou les industries traitent 37 % du lait produit et le transforment en près de 70 produits laitiers traditionnels classés en 7 grandes catégories.

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Les produits laitiers indiens traditionnels semblent avoir beaucoup de succès ?

Oui, c’est le segment qui se développe le plus sur le marché intérieur et il dépasse même les frontières du pays. Il semble qu’il y ait des perspectives florissantes pour des produits laitiers indiens ethniques, notamment les traditional Indian milk delicacies, aux états-Unis et au Canada. Comme le précise Suresh Gokhale, la
fabrication de ces desserts laitiers traditionnels a beaucoup évolué et fait maintenant l’objet de connaissances scientifiques.

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Le lait dans d’autres pays en développement est traité par Giuseppe Licitra, spécialiste d’agriculture tropicale et subtropicale, sous l’angle de la sécurité alimentaire et du rôle des femmes. Mais il n’entend pas la sécurité alimentaire au sens qu’on lui donne généralement dans les pays industrialisés…

Oui, dans les pays en développement, la sécurité alimentaire, c’est tout simplement «pouvoir disposer de quoi manger tous les jours». Pour Giuseppe Licitra, les femmes sont «les acteurs invisibles du développement» et elles jouent un rôle clef dans la sécurité alimentaire de leur famille. La transformation du lait en laits fermentés et en fromages a comme premier objectif de faciliter la conservation du lait dans des climats chauds. Ils servent d’abord à nourrir la famille et la petite quantité disponible en surplus – rarement plus de 10 litres de lait par jour – est vendue par les femmes au marché local et leur permet d’avoir un peu de trésorerie pour faire des achats indispensables.

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Giuseppe Licitra a étudié 134 produits laitiers traditionnels du monde qu’il classe par grandes régions, par types de coagulation, par familles de produits et par durée de conservation. Quelles sont les méthodes les plus employées pour faire cailler le lait ?

D’abord la coagulation acide: acide lactique dans 33% des cas, dans 45% des cas si on y ajoute les fermentations alcooliques comme le kéfir et le koumis d’Asie centrale et les fermentations thermiques. Ensuite, la présure animale (23% des fromages), ou végétale (seulement 2% des cas).

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Quelle est la durée de vie des produits et les procédés de conservation utilisés ?

La durée de vie des produits va de 0 à 15 jours à plus d’un an. Le salage concerne un tiers des produits. C’est le cas par exemple du fromage égyptien Rasshr. Dans 6 cas sur 10, il y a combinaison entre des types de fermentation et des techniques de chauffage ou de séchage au soleil.
Par exemple, le fromage Wagashi au Bénin, dont la coagulation est obtenue à partir du latex du Calotropics procera, (le «pommier de Sodome»), est remis à cuire tous les deux jours et conservé environ un mois. Un autre exemple est le Trachanas, recette laitière traditionnelle de Chypre, qui associe farine de blé et lait fermenté de chèvre cuits, puis déshydratés au soleil et transformés en biscuits agrémentés parfois de citron et d’ail. La déshydratation par séchage au soleil, qui était utilisée dans plusieurs aires culturelles, est un procédé courant pour augmenter la durée de conservation des fromages. Giuseppe Licitra nous donne les exemples du Lalika au Maroc, du Gashi au Mali, du Gapal au Burkina Faso, du Takumart au Niger, les deux derniers pouvant se conserver, nous dit-il, plusieurs années. Les épices les plus variées sont aussi des aides à la conservation. De même que le sucre, comme on l’a vu à propos de l’Inde.

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La sécurité - au sens sanitaire cette fois - ne se limite donc pas à la question du lait cru?

Giuseppe Licitra voit la sécurité sanitaire comme le résultat de l’interaction complexe d’un ensemble de facteurs et cette approche a fini par être reconnue par la Food and Drug Administration (FDA) américaine comme «équivalence à la pasteurisation» dans la maîtrise des micro-organismes pathogènes. Le défi posé
aux chercheurs et aux fabricants de ces fromages traditionnels dans les pays en développement est de comprendre la multiplicité des pratiques et de démontrer scientifiquement leur efficacité. Et cela en replaçant la sécurité sanitaire dans le contexte plus global –éthique et politique– de la reconnaissance culturelle et sociale des femmes, des communautés rurales auxquelles elles appartiennent et de leur savoir-faire fromager, permettant ainsi de maintenir à la fois la biodiversité et une population avec les moyens de subsister sur leurs territoires. Ce que prône Giuseppe Licitra, c’est la «féminisation de l’agriculture» pour lutter contre la «féminisation de la pauvreté»…

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Un autre débat concernant les pays en développement, et notamment l’Afrique, est la concurrence faite par la poudre de lait importée au lait local. Il est traité par Djiby Dia, géographe et chercheur au Bureau d’analyses macro-économiques de l’Institut Sénégalais de Recherches Agricoles. Quelle est la situation de l’Afrique de l’Ouest à cet égard ?

Le lait est en Afrique de l’Ouest un produit fortement identitaire qui se trouve au cœur des transformations de la société traditionnelle. Le lait local provient en majorité d’élevages extensifs valorisant des pâturages naturels et en partie d’élevages périurbains semi-intensifs voire intensifs. Sa contribution à l’économie du
Sénégal est importante, avec une production de 120 millions de litres, dont 84% de lait de vache. Le lait demeure une composante essentielle de l’alimentation des populations pastorales mais aussi une source de revenus pour les éleveurs qui bénéficient d’un débouché régulier (jusqu’à 80 % de leur revenu). Cependant, les importations en Afrique de l’Ouest ont plus que doublé dans les 10 dernières années, et, en 2007, le Sénégal a importé 40 000 tonnes de poudre de lait.

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Comment est utilisée cette poudre de lait ?

En consommation directe, c’est un produit qui intéresse notamment les jeunes citadins qui ont de nouvelles exigences et de nouvelles habitudes alimentaires
et pour qui le goût du lait local a perdu de son attrait. La poudre de lait est surtout utilisée par les industries de transformation et de plus en plus par les mini laiteries artisanales, faute d’un approvisionnement régulier en lait local.

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La poudre de lait importée, moins chère, constitue-t-elle un risque pour la production locale ?

D’après Djiby Dia, l’essor du lait en poudre semble se faire de manière parallèle au développement du marché du lait local, voire même le stimuler. La demande
croissante des villes fait émerger de nouveaux métiers et de nouvelles activités: transporteurs livreurs, centres de collecte, petites industries de transformation. Les marques de produits laitiers fabriqués à partir de poudre font référence à la tradition dans leur publicité, valorisant indirectement le lait local. Ce lait local a une image de qualité auprès d’une partie des consommateurs et certains transformateurs font le choix du lait local pour se positionner sur des segments de qualité. La gestion de la qualité du lait local au niveau de la production et de la transformation constitue ainsi un facteur de compétitivité primordial qui permet à de nombreux producteurs et industriels de faire face aux importations.

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Les consommateurs sénégalais ont donc le choix entre le lait local et la poudre de lait ?

Aujourd’hui, la culture urbaine africaine se nourrit à la fois de l’un et de l’autre, nous dit Djiby Dia, tout en précisant que la préservation, dans le contexte d’une économie de marché, des valeurs culturelles liées au lait doit cependant être prise au sérieux par les acteurs locaux.