Interview

Cultures des Laits du Monde les 6 et 7 mai 2010 – Interview avec Bernard Faye

Publié le 24/05/2010

Session 3 : Terres de lait, terres durables ? - 1ère partie

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Vous parcourez la planète depuis plus de trente ans pour le Cirad en tant que spécialiste de l’élevage laitier en régions tropicales. Pour vous, la durabilité en matière de lait, c’est d’abord des espèces adaptées aux différents types d’espaces ?

C’est la première dimension de la durabilité. Elle est d’ordre environnemental, c’est la durabilité écologique, l’élevage laitier durable étant celui qui obéit aux règles de l’adaptation des races et des espèces à un milieu donné, valorise ses ressources alimentaires les plus locales possibles et aboutit à des produits finis soulignant la spécificité et l’identité du territoire.

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Quelles sont les autres dimensions de la durabilité en matière de lait ?

J’en vois deux autres. La seconde est liée au marché (durabilité économique), la question du prix du lait et donc de la rémunération des différents acteurs de la fi lière étant au cœur du maintien de l’activité de production et de transformation. La troisième concerne les relations entre les hommes (durabilité sociale) car le lait est un élément de la culture (usages, cuisine, attributs nutritionnels traditionnels ou allégations santé, imaginaire …) et participe au maintien d’une activité rurale et/ou périurbaine fortement créatrice d’emploi. A bien des égards, la production de lait, dans presque tous les écosystèmes de la planète, a permis de maintenir un tissu rural dans des milieux qui n’auraient eu que peu d’alternatives non-industrielles pour le faire.

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Pour vous, la durabilité des terres de lait est nécessairement liée à leur très grande diversité à travers la planète ?

Il est évident que la question de la durabilité des terres de lait ne peut pas être posée partout de la même manière. Les conditions géo-climatiques – prairies, steppes, déserts, plaines et montagnes – sont très différentes. Les enjeux socio-économiques également : selon les cas, il s’agira de nourrir sa famille ou de nourrir les villes, de maintenir une vie rurale dans des milieux plus ou moins contraints, de développer une activité économique, d’innover… Sans parler des enjeux culturels car la dimension identitaire du rapport au lait et aux produits laitiers varie énormément.

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Vous avez coordonné un ouvrage qui vient de sortir et qui s’intitule « L’élevage, richesse des pauvres 1 ». C’est le même message qui ressort du Rapport 2009 de la FAO consacré à « La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture – Le point sur l’élevage 2 ». En quoi l’élevage est-il la richesse des pauvres ?

Une précision d’abord : dans les deux cas, il s’agit d’élevage en général, pas seulement d’élevage laitier. Sur la question de la pauvreté, il faut savoir que, sur 6 milliards d’humains vivant actuellement sur la planète, ils sont presque un milliard à ne pas manger à leur faim. Et ce sont en majorité de petits agriculteurs pour qui l’élevage est vital au sens propre du mot. Elevage pas seulement laitier mais, dans ce colloque sur les laits du monde (et pas seulement dans cette session), les exemples ne manquent pas de groupes humains dans des environnements diffi ciles qui ne vivent que du lait et des quelques denrées de base que le peu de surplus de lait vendu ou échangé permet de se procurer. Avoir au moins à manger tous les jours, c’est ce que signifi e la sécurité alimentaire pour une grande partie de la population dans les pays en développement. C’est ce qui fait que ces groupes peuvent se maintenir chez eux sans aller grossir les rangs des chômeurs des mégalopoles urbaines …

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En quoi le lait est-il différent d’autres productions agricoles ? Dans les pays du sud et dans les pays du nord?

Le lait a de mon point de vue 4 particularités.

1. Il est un produit vivrier disponible et «récolté» quotidiennement. C’est un atout pour la trésorerie et la sécurisation des ménages dans les exploitations agricoles, en particulier dans les pays du sud. Qui plus est, c’est un produit qui entre directement dans la ration alimentaire et est de par le monde amplement auto-consommé.
2. C’est un produit transformable en des centaines de produits différents selon les espèces laitières, les pratiques locales et les habitudes alimentaires, témoignant d’une diversité (biologique et culturelle) remarquable, plus sans doute que la plupart des autres productions agricoles (sous réserve d’inventaire). De plus, cette transformation peut être familiale, fermière, artisanale ou industrielle.
3. C’est une production qui suscite de nombreux effets indirects sur le développement local tant en amont (intrants divers) qu’en aval (matériel de traite, de transformation, de transport, réseau de distribution adapté à un produit frais, etc...).
4. Les systèmes laitiers ont su s’adapter à presque tous les écosystèmes de la planète en usant d’espèces différentes selon les milieux: le renne dans les régions polaires, le yak à très haute altitude, la chamelle dans les déserts, la vache un peu partout, comme la brebis et la chèvre qui savent valoriser des terres ingrates, etc… Ce qui confère au lait et aux systèmes laitiers une vocation encore plus universelle que le riz ou le blé.

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Toutes ces espèces donnent des laits dont les composants sont les mêmes mais dans des proportions différentes. Et des aptitudes différentes à la transformation, comme le montre Frédéric Gaucheron ?

Frédéric Gaucheron de l’Inra décrit avec précision toutes ces caractéristiques, témoignant de l’extraordinaire biodiversité des laits.. Il s’agit évidemment de moyennes. Ainsi le lait de bufflesse, le second lait produit dans le monde, notamment en Inde et au Pakistan, est plus riche que le lait de vache, donne des caillés plus fermes, a de meilleurs rendements en fabrication beurrière mais n’a pas la même aptitude à se transformer en autant de produits laitiers différents. Les laits de brebis et de chèvre ont une remarquable aptitude fromagère. Alors que le lait de jument et le lait de chamelle, ne coagulant pas naturellement, sont difficiles à transformer en fromage et se consomment plutôt crus ou sous forme de laits fermentés. Impossible d’aborder tous les aspects de la variabilité dans les compositions physicochimiques fines mais, pour ne prendre qu’un exemple, on observe des tailles de micelles de caséines très différentes entre les laits de diverses espèces: de 200 nm pour le lait de vache, de brebis ou de bufflesse à plus de 300 nm pour le lait de chamelle, les laits de chèvre et de jument se situant entre les deux…

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Si l’on prend les vaches par exemple, dont le lait représente 85% de la production mondiale, leur diversité est considérable. D’abord en termes de races et de performances ?

C’est sûr qu’il y a un monde entre la vache zébu M’Bororo qui produit très peu – parfois guère plus d’un litre après avoir nourri son veau (soit 500 à 800 litres par lactation) – mais peut marcher 40 km par jour en passant deux jours sans boire sous une chaleur étouffante, et la Holstein qui peut produire jusqu’à 10 000 litres de lait
en une lactation. Si la vache a conquis la planète, c’est pour ses caractéristiques propres: qualité gustative de son lait, accessibilité de l’animal, capacité à stocker le lait dans sa mamelle et à se laisser traire. Mais aussi pour la remarquable plasticité de l’espèce qui permet une adaptation dans presque tous les milieux.

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Cette grande diversité concerne aussi les pratiques d’élevage. Par exemple, aux Etats-Unis, le système laitier du Wisconsin décrit par Sarah Bowen n’a rien à voir avec le système californien et pourrait plutôt se rapprocher de celui de nos terroirs de fromages AOP ?

Oui, la ferme laitière au Wisconsin, c’est le plus souvent un troupeau de 80 à 100 vaches sur une centaine d’hectares alors que la Californie comprend une majorité de très grands troupeaux, de l’ordre de 1000 vaches, en élevage hors sol. C’est pourquoi Sarah Bowen, sociologue à la North Carolina State University, qui a étudié la production du Comté en France, considère que ce serait une bonne stratégie pour le Wisconsin de valoriser ses fromages sur un modèle s’inspirant des AOP européennes avec un lien fort au territoire, c’est à dire à la fois les pâturages, leur biodiversité et les paysages, et les hommes et leur savoir-faire. Autre exemple de diversité, celui de l’Allemagne avec de grandes différences entre l’ancienne Allemagne de l’Est, où les exploitations laitières issues des structures collectives de l’époque soviétique ont des troupeaux de 175 vaches en moyenne, et l’ancienne Allemagne de l’Ouest, où elles sont de taille familiale avec des troupeaux de 41 vaches en moyenne, comparable à la France.
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Session 3 : Terres de lait, terres durables ? - 2e partie

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Quand vous parlez d’écosystèmes laitiers, qu’entendez-vous au-delà des espèces adaptées aux espaces ?

Les écosystèmes laitiers comprennent à la fois les lieux de production et les lieux de consommation qui sont indissolublement liés. Il est de bon ton dans certaines assemblées de décideurs d’affirmer que la production de lait gagnerait à être en priorité assurée dans les zones «à avantage compétitif». Dès lors, seraient privilégiées les régions herbagères aux gras pâturages, aux vocations plus ou moins intensives qui font le succès de l’agriculture néo-zélandaise ou de l’Europe océanique. Ou bien les régions proches des ports où s’importe le précieux soja à des prix intéressants, climat et proximité des ports soutenant le dynamisme de l’agriculture bretonne pour ne citer qu’un exemple. Pourtant, à l’échelle de la planète, l’élevage laitier a envahi aussi bien des écosystèmes peu anthropisés (montagnes, steppes, déserts), les zones plus favorisées des deltas et des plaines tropicales que des pays herbagers. Dans de nombreux pays du sud, les élevages tendent également à se rapprocher des villes (systèmes laitiers périurbains), voire y pénètrent (systèmes laitiers urbains) en raison de la demande croissante d’un produit frais exigeant une communauté de vie entre producteurs et consommateurs en des lieux où le maintien de la chaîne du froid reste problématique.

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Il existe donc un lait des villes dans les pays du sud comme il en a existé autrefois en Europe ? Par exemple en Ethiopie, que décrit Zelalem Yilma ?

Les élevages urbains éthiopiens décrits par Zelalem Yilma comportent des élevages intra-urbains dans Addis-Abeba, de type intensif avec des vaches à
fort potentiel et zéro pâturage, mais aussi des petits élevages de deux à cinq vaches, élevées à l’herbe, dans les petites villes ou à côté de villes peu éloignées
de la capitale. L’exemple de l’Ethiopie montre que, dans les pays du sud, où la transformation des produits est encore largement artisanale, la proximité entre
le producteur et le consommateur reste un atout du développement. C’est ainsi que s’installent des élevages périurbains de bufflonnes au Pakistan,
de chamelles en Mauritanie, de juments laitières au Kazakhstan, voire des élevages urbains au pied même des immeubles au cœur des grandes cités indiennes. Ces initiatives se ressemblent par le mode d’élevage, le type de relations avec le marché,l’organisation des circuits de distribution, mais elles restent néanmoins liées aux grands écosystèmes laitiers. La durabilité des élevages périurbains demeure directement confrontée à la pression foncière ou au développement de bassins laitiers dépendant du prix mondial du lait.

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Le développement d’élevages laitiers spécialisés dans les périphéries urbaines peut-il cohabiter avec la structuration de bassins de production ?

Oui, c’est par exemple le cas au Vietnam et en Ethiopie. Les élevages périurbains assurent l’approvisionnement des capitales en lait frais, alors que les bassins de production dans les provinces attenantes fournissent la ville en produits transformés (lait pasteurisé et produits fermentés au Vietnam, beurre paysan en Ethiopie).
Ces systèmes périurbains s’appuient sur un modèle technique «occidental»: vaches à génétique améliorée, voire en race pure quand les conditions climatiques le permettent, intrants vétérinaires et alimentation horssol, infrastructures de logement pour les animaux. La pratique de l’insémination artificielle, l’encadrement technique des services de l’Etat, parfois le conditionnement du lait en ferme complètent la panoplie de l’élevage laitier «moderne». Plusieurs exemples sont observables dans les pays du sud, depuis les modèles d’étables modernes clef en main à la périphérie de Dakar jusqu’aux petites exploitations possédant des petits troupeaux urbains «d’arrière cour» à Addis-Abeba ou dans les villes indiennes. Ces systèmes spécialisés sont entièrement orientés vers le marché et engagés dans l’organisation de filières d’approvisionnement.

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Que ce soit dans les pays du nord ou du sud, il n’existe pas un seul modèle laitier. Vous avez, avec d’autres chercheurs étudié particulièrement le cas du lait en Ouganda. Qu’en retenez-vous ?

On peut dégager pour l’Ouganda au moins six modèles différents de stratégies laitières, mais ces modèles valent en réalité pour pratiquement toutes les situations observées dans le monde. Les deux premiers modèles sont de subsistance en milieu pastoral,où l’essentiel du lait est autoconsommé et où la fonction sociale de l’élevage est prépondérante, et de vendeurs de surplus. Dans le modèle épargnant, l’activité d’élevage sert de tremplin à d’autres activités, le lait pouvant être marginal dans les revenus, alors que dans le modèle diversifié s’instaure un équilibre entre revenus provenant du lait et des cultures. Le modèle investisseur se rencontre chez des agro-pasteurs qui font le choix d’un fort investissement dans l’activité d’élevage, alors que le modèle spécialisé est le fait d’éleveurs ayant une vision plus technicienne ou de l’agrobusiness.

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De façon plus générale, comment évoluent les systèmes laitiers dans les pays du nord et dans les pays du sud? Et quelles principales menaces pèsent sur leur avenir?

Les systèmes laitiers témoignent d’une grande vitalité. Mais ils sont confrontés à des contraintes variées et dépendent des contextes locaux. Dans les pays du nord, la stagnation de la consommation, déjà très importante par habitant, limite la croissance des troupeaux laitiers dont la tendance à la spécialisation est opérée depuis longtemps avec une forte diminution du nombre des exploitations, une relative standardisation technique des modes de production et une forte augmentation de la productivité. Ces systèmes sont donc extrêmement sensibles à la variabilité des prix comme on l’a vu récemment. Dans les pays du sud, la situation est différente car la croissance de la consommation y est très importante voire explosive dans des pays comme le Chine, l’Inde, le Vietnam ou le Brésil, et même dans les pays pauvres d’Afrique sous l’effet de plusieurs facteurs (urbanisation, changement des comportements alimentaires, croissance économique). Ces systèmes sont concurrencés par le marché mondial même si les produits concurrents venus du nord se situent plus dans une dialectique compétition/complémentarité. Le fait remarquable dans les pays du sud est la tendance à la marchandisation croissante du lait et à l’intensification de sa production.
Pour tous ces systèmes s’ajoutent les effets récurrents d’un certain lobby «anti-élevage» mettant en cause le rôle des ruminants dans la diffusion d’effluents générateurs de nitrates, dans le gaspillage de l’eau ou dans la production de gaz à effet de serre, dont l’analyse partielle et parfois caricaturale a des impacts pas toujours anodins sur les décideurs politiques au niveau international.

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Parmi les effets positifs des ruminants sur l’environnement qui ne sont pas suffisamment connus, il y a notamment leur rôle dans l’entretien des paysages. Qu’en dit Dominique Barjolle, Directrice d’Agridea à Lausanne, à travers l’exemple de la Suisse ?

Comme le dit Dominique Barjolle, le paysage suisse «typique» n’est pas un acquis mais le fruit d’une dynamique lente où interagissent différents acteurs et politiques. Or actuellement, les paysages pastoraux suisses et leur biodiversité sont menacés par la déprise agricole et la progression de la forêt, en particulier
en montagne, dans l’arc alpin et le Jura, des régions dévolues à l’élevage laitier. Si les fromages traditionnels valorisent dans leur communication leur lien avec leur territoire et leur paysage, le lien au paysage est peu mobilisé en revanche dans la communication des produits plus génériques comme le lait de consommation, les yaourts ou les fromages industriels. Dominique Barjolle constate que la communication de ces produits met plutôt l’accent sur le sport, la vitalité, l’énergie, émotions que peine à susciter le caractère paisible de vaches au pré... Et elle regrette qu’elle ait pour effet d’inciter à boire du lait certes, mais
pas nécessairement du lait suisse ni du lait produit dans ces paysages, alors que pourraient être valorisées des études scientifiques qui ont démontré l’effet des pâturages sur les qualités organoleptiques du lait et sur sa composition nutritionnelle.

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Pourtant la Suisse a introduit dans la Constitution fédérale l’entretien du paysage rural et l’occupation décentralisée du territoire parmi les missions de l’agriculture ?

C’est le cas effectivement depuis 1996. Et la seconde piste en Suisse pour freiner l’abandon des espaces pastoraux de montagne est justement politique: si la rémunération par les produits ne suffit pas pour y maintenir des éleveurs laitiers, il faut la compléter par des paiements directs. C’est déjà le cas mais Dominique
Barjolle nous dit qu’il y a actuellement un débat politique sur une meilleure valorisation et rémunération des prestations paysagères de l’agriculture. Or l’étude d’Agridea montre que l’appréciation de différents types de paysages de montagne diffère suivant le point de vue des personnes interrogées : si toutes perçoivent négativement l’évolution vers la forêt et la fermeture des paysages, les paysages au premier stade d’embroussaillement sont appréciés par une large population qui ne connait pas la dynamique de la végétation et n’a pas conscience des conséquences de l’évolution engagée. Les résultats de cette étude engagent donc à davantage de pédagogie sur les pratiques agricoles et sylvicoles qui ont des impacts paysagers.

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S’il fallait conclure en une ou deux phrases toute la richesse des thèmes évoqués à travers le thème de la durabilité des terres de lait ?

Je répondrai en rappelant quelques notions clefs: la diversité des milieux, des espèces et des pratiques, le caractère vivrier de l’élevage pour un milliard de pauvres sur la planète, enfin la dimension sociale et identitaire de l’élevage laitier et son lien avec les territoires et les paysages qui s’exprime à travers ses produits.