Interview

Colloque Ocha « Les alimentations particulières », 19 et 20 janvier 2012 – Questions-Réponses autour des problématiques abordées

Publié le 24/05/2012

Questions/réponses autour des problématiques abordées - 1ère partie

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Une alimentation particulière ou singulière, c’est quoi ?

Les humains tendent à manger ensemble, en groupes. Dans beaucoup de sociétés – sinon la plupart – manger avec les autres relève d’un droit et comporte des obligations vis à vis de la collectivité : le droit de s’asseoir à la table ou autour du plat, d’être reconnu ainsi comme un membre du groupe ; l’obligation de partager, de manger en fonction de son statut, ni trop ni trop peu et, a priori, ce qui lui est attribué. Or dans les sociétés contemporaines, il semble que se multiplient les cas d’individus décidant de ne pas manger comme les autres, que ce soit pour des raisons médicales, éthico-religieuses ou de goût personnel. Pour quelles raisons ? Il peut s’agir d’allergies attestées, faisant peser un péril mortel sur le sujet ; d’adhésion à un régime “sans, sans, ni, ni” (sans tel ou tel ingrédient ni telle ou telle caractéristique ou avec des particularités obligées) ou de la construction de principes d’alimentation strictement personnels. Il peut s’agir d’une restriction médicale, d’une recherche d’amaigrissement, d’une diète censée guérir d’une broutille ou d’une pathologie lourde, de “développement personnel” ou d’aversions insurmontables.
L’alimentation relève de plus en plus de choix individuels et ces choix relèvent de raisons et motivations politiques ou éthiques, médicales et sanitaires, idéologiques et fantasmatiques, individuelles et communautaires.

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Pourquoi réfléchir aux “alimentations particulières” en croisant pour la première fois le regard des sciences médicales et sociales ?

Faire l’anthropologie des pratiques alimentaires oblige à regarder du côté du corps biologique pour mieux saisir le corps social. C’est vouloir comprendre en amont les relations entre biologique et social et les représentations qui leur sont liées. Manger est un acte à la fois individuel et collectif, singulier et pluriel, puisque, si l’on mange ensemble, ce que chacun mange, il est biologiquement seul à l’absorber.
Ouvrir un champ scientifique autour des comportements et des choix alimentaires est donc nécessairement soumis aux regards croisés du biologique, du social et du culturel. Ce colloque propose, à travers une démarche scientifique, exploratoire et analytique à la fois, d’aborder comme ensemble constitué une grande diversité de particularités alimentaires : régimes de santé, restrictifs, relevant de positions idéologiques ou éthiques, régimes d’exclusion liés aux allergies ou aux intolérances…
Toutes ces alimentations particulières impliquent une “exclusion”, ou une extraction volontaire ou non, du cercle des convives ou du moins du repas partagé, une exception ou une revendication de l’individu par rapport à la collectivité.

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Peut-on choisir son alimentation aujourd’hui indépendamment de sa culture alimentaire ? Pourquoi ces régimes spécifiques ?

Les réponses varient suivant les cultures et les pays. Certaines cultures laissent plus d’autonomie aux individus et valorisent le choix comme exercice de la liberté et de la responsabilité. C’est le cas typiquement des Etats-Unis. D’autres cultures nationales, comme surtout celle de la France, accordent plus de poids à la commensalité, c’est-à-dire au fait de partager la table, et donc aux règles sociales concernant les manières de table. D’une manière générale, il semble que l’individualisme contemporain tende à laisser de plus en plus d’autonomie aux individus même si c’est en faisant peser sur lui, comme en contrepartie, davantage de responsabilité sur tout ce qu’il mange (avec comme sanction la culpabilité ressentie lorsque l’individu a le sentiment de n’avoir pas “été à la hauteur” de ses
responsabilités)… Il appartient aujourd’hui à tous et à chacun d’adopter “la bonne alimentation” au nom de sa santé et non plus seulement de se conformer aux usages du manger en société.

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Est-il légitime de “mettre dans le même sac” les régimes relevant de croyances ou d’engagements divers et ceux qui, comme les allergies graves ou les intolérances, sont dictés par un impératif biologique parfois vital ?

Les allergies alimentaires entraînent des effets sociaux puisqu’elles impliquent une exception nécessaire, un impératif individuel et une réponse sociale. L’allergique est soumis au jugement collectif car sa demande est perçue non seulement comme une exigence d’exception mais aussi comme un déni de confiance (comme en somme une peur d’empoisonnement, ce qui met virtuellement en cause les commensaux et l’hôte nourricier). Et la pathologie allergique elle-même constitue un mystère médical qui soulève des hypothèses et des interrogations concernant l’environnement au sens large : l’exposition des individus dès la naissance aux substances réputées comestibles et aux autres, l’évolution de la production agro-alimentaire vers une transformation croissante, l’identifi cation des aliments, des produits et de leurs ingrédients, la prise en compte par la collectivité des particularités, y compris biologiques, des individus, la réglementation de la fabrication et de l’étiquetage, les politiques de santé publique, les pressions sur ces politiques et cette réglementation.

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Quelles contraintes au quotidien ? (anecdote, vécu ?) et conséquences

Toutes les conséquences ne sont heureusement pas aussi dramatiques que celles de l’allergie.
Mais dans la vie quotidienne ou à l’occasion des fêtes, les familles peuvent être affectées de mille manières.

A titre d’illustration, nous avons reçu par mail ce témoignage d’une amie franco-italienne :
“Je suis très concernée par ce colloque.
Deux à trois fois par an nous nous retrouvons tous en famille. Nous sommes tous très ouverts à toutes les nourritures, éduqués à manger de tout depuis l’enfance (sur deux cultures, française
– Le Beurre – , italienne – l’Huile d’Olive), avec des grands parents des deux côtés ayant vécu la guerre, donc les privations ; nous ayant élevés, nous parents, dans le respect du plat apporté sur la table avec la règle N° UNO, ne pas dire “j’aime pas” et la règle N° DUE on goûte de tout (question d’éducation !).

Nos enfants ont été élevés de cette même façon… Plus grands, voilà qu’ils épousent des personnes d’éducation différente et là, les choses changent. Chacune des pièces rapportées va commencer à transformer “nos” trois enfants et leur demander de changer les ingrédients essentiels de mes recettes ! Donc de faire un autre type de cuisine.

- Soit à cause de problèmes de gluten pour deux membres chez Gianni, sa femme et leur dernière fille. Cette petite, à 6 ans se réveillait, paraît-il, le matin “de mauvaise humeur”. Certifi cats médicaux à l’appui. Donc pizza sans farine, pasta idem et ainsi de suite.
- Soit à cause d’odeurs et de problème de digestion : trois chez ma fi lle – Mari, Beau-Père, Belle-Mère. Donc si possible exclusion de l’ail et de la cipolla (l’oignon) dans la cuisine familiale (facile pour la cuisine du Sud que je fais !).
- Soit encore pour des questions de ligne, avec la femme de mon autre fi ls. C’est plus facile à comprendre : elle est jeune et jolie.

Conclusion : (…) Par respect pour ma famille je fais les plats que nous mangions toujours en famille et que mes enfants adorent en m’arrangeant pour qu’il y ait toujours un plat sans farine pour les uns, un sans ail pour les autres et une superbe salade composée (pour la diète) que nous aurions de toute façon mangée dans mon menu. En général je ne dis pas ce que je vais donner ; je laisse planer le doute, chacun s’arrangera, c’est mon côté chiuso all’argomento (fermé à l’argument) Et là où je deviens vraiment vicieuse… Je me régale de faire goûter à tous mes petits-enfants, ceci depuis leur tout jeune âge, beurre, huile d’olive, pain, ail sur le pain, et via di seguito – ceci quand je suis seule avec eux ; mes enfants le savent et sont ravis : “Vero, on mange bien chez Nonna !”

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Qu’est-ce que ça change dans la relation qu’ont les gens avec leur alimentation ?

Le rapport réfl exif qu’ont les gens avec leur alimentation dans nos sociétés occidentales modernes n’est pas nouveau mais il prend une ampleur différente dès que tout un pan du régime alimentaire classique, commun est remis en cause au profi t d’une multitude de types d’alimentation. Le rapport à l’alimentation n’est plus du tout spontané, il ne va plus de soi, il se construit non plus uniquement sur les habitudes alimentaires, l’environnement et la culture mais sur des considérations extérieures – idéologiques, éthiques, de santé… – qui prennent le pas sur un modèle alimentaire culturellement établi.
Ces nouvelles attitudes changent le rapport qu’ont les gens entre eux vis-à-vis de l’alimentation.
Par exemple, traditionnellement, les règles de savoir-vivre impliquent qu’un hôte, invité à partager un repas, fasse honneur aux plats proposés, quels qu’ils soient, ici ou ailleurs. Ainsi, dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss donne l’exemple fameux des Kaingang, ces Indiens du Paraná qui accueillent leurs hôtes en leur offrant des larves, pour eux la friandise suprême. CLS doit surmonter son dégoût, une nausée irrépressible, et accepter pour être en somme lui-même accepté.
Dans la nouvelle perspective, au contraire, c’est l’invité qui se sent presque offusqué si on lui offre quelque chose qu’il ne peut manger : on n’a pas tenu compte de ses goûts ou de ses impératifs. La relation s’est inversée. L’inversion du sens de ces liens et obligations redéfinit les règles de l’hospitalité et parachève l’affi rmation radicale de l’individualité.

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Comment des gens peuvent-ils continuer à manger ensemble quand ils ne mangent pas la même chose ?

Cette question est d’autant plus pertinente en France que dire de ses enfants qu’ils “mangent de tout”, pour une mère de famille, est le signe d’une bonne éducation. Autrement dit, la règle dans la commensalité est le partage des mêmes mets et les préférences individuelles sont mises au second plan. Valérie Adt le souligne d’ailleurs à partir d’une enquête dans l’Ouest de la France “Autour du repas – Attitudes parentales, apprentissage et alimentation de l’enfant”, à laquelle elle a participé. Dans les 266 foyers enquêtés, à table, le groupe prime l’individu. Pendant les repas, le choix est fréquemment limité aux aliments posés sur la table et, dans la majorité des cas, les enfants sont supposés manger ce qui est servi, surtout le plat principal (déclaration pouvant être nuancée : “jusqu’à un
certain âge”).
D’autre part, à la table familiale, la commensalité caractérise tous les repas, petit-déjeuner et goûter compris, puisque le petit-déjeuner se prend “tous à table” dans 70 % des familles (familles avec enfants jeunes) et que neuf enfants sur dix goûtent en compagnie de frères, sœurs, camarades voire de la mère et, ce, dans la majorité des cas à table (65 %).
Les “alimentations particulières” mettent en cause cette pratique très ancrée dans notre système alimentaire et complique un peu le manger ensemble. Nous avons cité plus haut cette jeune grand-mère franco-italienne qui essaye de ménager la chèvre et le chou en continuant à cuisiner des mets communs de l’histoire familiale tout en s’adaptant à chacun.
Cette stratégie n’est possible que parce qu’elle se limite à des occasions de retrouvailles festives. Au quotidien deux scenarii s’opposent : soit une rupture de la commensalité, soit la préparation de plats consensuels… où finalement chacun adopte une nouvelle alimentation susceptible de plaire à tout le monde mais où la substitution ou l’éviction de certains aliments deviennent la règle… avec les répercussions sur la vie sociale ou la santé que cela peut induire.

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Pourquoi aborder ensemble les régimes alimentaires liés à des allergies, les régimes de minceur, les régimes pour des raisons éthiques… ?

Chacun entretient un certain nombre de conceptions idéologiques complexes, de représentations qui orientent ses choix alimentaires. Comme le souligne Patricia Pliner qui abordera cette question par l’approche des néophobies, ces conceptions définissent les aliments comme acceptables ou non, convenables ou non. Elles peuvent être d’ordre religieux comme dans le cas de la cacherout, le code alimentaire hébraïque, d’ordre éthique comme les régimes végétariens basés sur l’idée qu’on ne doit pas tuer les animaux pour les manger, d’ordre politique comme le mouvement locavore qui prône le soutien aux producteurs locaux, ou en rapport avec la santé comme le crudivorisme. Par ailleurs, outre les régimes faisant partie d’une idéologie ou une autre, certains modes d’alimentation résultent d’un état physiologique, c’est-à-dire d’une maladie ou de problèmes d’allergie.
Tous répondent cependant à une même règle celle de l’acceptation ou de l’éviction, tous définissent des aliments comme acceptables ou non et préconisent des préférences alimentaires.

Questions/réponses autour des problématiques abordées - 2e partie

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Quelle est la réalité de l’allergie en France ?

L’allergie alimentaire qui touche en France 3,4 % de la population, est un problème universel mais sa prévalence semble varier considérablement selon les pays, ce qui semble confi rmer le rôle de facteurs environnementaux et peut-être culturels. Ainsi Lack a montré que le risque d’allergie à l’arachide était 11 fois plus élevé chez les enfants de familles juives de la région de Londres que dans celle de Tel Aviv.

Le lait et l’œuf sont les deux principaux allergènes chez l’enfant de moins de un an. Au-delà de trois ans l’arachide est le premier allergène alors que l’allergie à l’œuf et au lait ont considérablement décru car elles guérissent dans la plupart des cas. Chez l’adulte, 31,3 % des allergies sont dues aux fruits Prunoïdées (Source CICBAA), suivi du groupe avocat/châtaigne/banane/kiwi (22,6 %), de l’œuf passant à 6,3 % et des protéines de lait à 3,5 %. L’intolérance au gluten (maladie cœliaque) est une hypersensibilité alimentaire de mécanisme immunologique qui se rapproche de l’allergie mais s’en distingue. L’AFDIAG (Association française des Intolérants au gluten) estime à 1 % le nombre d’intolérants potentiels au gluten en Europe. Dans ces cas, la conduite thérapeutique est l’éviction des aliments responsables, ce qui ne va pas toujours sans difficultés.
Le diagnostic clinique permet d’écarter les allégations d’intolérance à certains aliments ainsi que des croyances non fondées. Avec la montée en puissance de la perception de l’aliment comme équivalent d’un médicament, l’intolérance, trop souvent confondue avec l’allergie, est devenu un terme générique pour désigner des pathologies réelles comme l’intolérance au gluten, mais aussi des réactions individuelles à certains aliments comme par exemple le chou, les
salsifis, l’alcool, ou encore l’intolérance au lactose. Dans ce dernier cas, l’intolérance au lactose est plus souvent un problème qu’une maladie, comme le décrit le Dr Nicolas Mathieu, elle est une réaction liée à la baisse d’une enzyme, la lactase, qui peut rendre difficile la digestion du lactose (sucre du lait). Cette activité est maximale à la naissance puis diminue à partir de la diversification alimentaire, plus ou moins selon les personnes. Elle n’interdit pas la consommation
de produits laitiers, voire même d’une petite quantité de lait. C’est en effet lorsque la quantité de lactose consommée est trop importante par rapport à la quantité de lactase présente dans l’intestin que peuvent survenir des troubles digestifs. Le lactose qui n’a pas été digéré fermente sous l’action des bactéries du côlon provoquant des signes cliniques comme des ballonnements, ou des flatulences. En France 6 à 10 % des adultes ont des ballonnements ou des
maux de ventre lorsqu’ils boivent, en une seule prise, 250 ml de lait équivalent à 12 g de lactose. Il est facile d’aménager son alimentation et rien ne justifie un régime exclusif et/ou désocialisant.

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Peut-on continuer à manger ensemble avec un régime spécifi que lié à une allergie alimentaire ?

Une fois l’allergie alimentaire diagnostiquée par des tests cliniques et biologiques, la pratique thérapeutique est l’éviction des aliments en cause. Il devient alors diffi cile de maintenir le “manger ensemble” sans adaptations. Si certaines allergies permettent un aménagement relativement simple, d’autres demandent une vigilance totale et permanente. Les régimes d’évitement totaux ou partiels conduisent de manière inévitable vers une certaine forme de désocialisation alimentaire, souvent mal vécue. L’allergie peut également être une source de culpabilité et de frustration comme dans le cas des mères de famille qui ont du mal à admettre
que leur enfant allergique ne puisse partager le repas qu’elle prépare pour la famille ou le même repas que ses camarades à la cantine.

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En quoi l’allergie et les alimentations particulières qui lui sont associées dépassent-elles le domaine médical ?

Mohamed Merdji a conduit un programme de recherche pluridisciplinaire sur les allergies alimentaires (MANOE) réalisé en partenariat avec le pôle enfant de Cholet (Nova Child), la SEM des Pays de la Loire et l’AFPRAL, Association Française pour la Prévention des Allergies. Les recherches sur les représentations et les pratiques associées aux allergies alimentaires montrent que cette “maladie” a toujours été considérée comme un mal singulier, autrement dit un mal qui échappe à toutes les catégories de la nosographie profane ; et par là même aussi un mal qui “singularise”, au sens où il sert à traduire ou à justifi er l’existence d’un particularisme alimentaire. Le témoignage suivant illustre les raisons données par un ingénieur informaticien martiniquais, récemment arrivé en Métropole et père d’un enfant allergique, pour expliquer pourquoi il a découvert, très tard, qu’il était lui aussi allergique :
“L’allergie de mon fi ls a été découverte à l’école il y a deux ans quand on est arrivé en Métropole... Moi j’ai 42 ans et j’ai appris il y a seulement un an que moi aussi j’étais allergique. Maintenant j’ai les poumons complètement foutus [il a de gros problèmes respiratoires et travaille à domicile]… Je le sais depuis que je suis allé faire des examens sur les conseils de l’allergologue qui suit mon fi ls. Quand j’étais jeune et que je faisais des crises d’asthme en Martinique, mon père me disait toujours que j’avais un gros rhume ou une grippe, on soignait ça avec les remèdes traditionnels … Il ne voulait pas accepter l’idée … Pour lui l’allergie c’était,
excusez-moi l’expression, une maladie de Blancs. Il disait que les aliments qu’on mange en Martinique, ils peuvent rendre malade un Blanc mais par un Martiniquais…”
Ce témoignage montre que le choix d’un régime alimentaire sert aussi, comme le savent depuis longtemps les anthropologues, à signifi er qui l’on est, c’est-à-dire, et dans le cas présent, à quelle communauté on veut marquer son attachement, quitte à en être malade.
Parallèlement, de nombreux témoignages illustrent la souffrance qui peut résulter de la pression normative exercée par le modèle alimentaire dominant sur les “vrais” allergiques, autrement dit sur tous ceux qui sont obligés de vivre avec cette “singularité” non choisie.

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Comment s‘y retrouver entre allergie, intolérance, représentations et réalité clinique ?

Les allergies ont toujours un statut particulier aussi bien dans les représentations que dans le savoir populaire. L’étude de Mohamed Merdji et Gervaise Debucquet en partenariat notamment avec l’Association française pour la prévention des Allergies, souligne les contradictions (perçues) du discours médical, ajoutées au caractère à la fois insolite et le plus souvent imprévisible de l’apparition ou de la disparition des symptômes. Elles expliquent pourquoi l’on voit
apparaitre, dans les discours des “vrais” et des “faux” allergiques, une prolifération de schémas explicatifs. Ce que conforte le Dr Anne Monneret-Vautrin en posant clairement en préalable au diagnostic clinique que “le diagnostic doit écarter des allégations d’intolérance à certains aliments, comme des croyances non fondées. La conception qu’une hypersensibilité alimentaire est en cause dans un certain nombre d’affections : migraines, syndrome du côlon irritable,
fi bromyalgie, autisme, polyarthrite rhumatoïde amène le public à adopter des régimes irrationnels variés.” Le lait en est une illustration exemplaire car il cristallise toutes les contradictions se nourrissant d’invocations et de références à de multiples causes : psychologiques, morales, sociétales, environnementales, …
L’allergie aux protéines de lait de vache (APLV) souvent appelée “allergie au lait”, et l’intolérance au lactose sont deux choses bien différentes, même si leurs symptômes lorsqu’ils sont digestifs (maux de ventre,), peuvent se confondre.
L’allergie implique un mécanisme immunologique en réponse à un allergène. Cette maladie nécessite un diagnostic de certitude basé sur des tests cliniques et biologiques, l’éviction des aliments sources (laits et produits laitiers y compris de chèvre, brebis ou autres mammifères) et un suivi médical. Les produits à base de soja sont aussi déconseillés en raison du risque d’allergie croisée. L’APLV touche surtout le jeune enfant : 2 à 3 % en sont atteints. Elle guérit dans la
plupart des cas avant l’âge de 3 ans, ce qui explique qu’elle est très rare chez l’adulte chez qui les allergies sont essentiellement dues aux fruits et légumes. Il est donc très important de faire le bon diagnostic parce qu’il peut conduire à un régime d’éviction très contraignant, ou à l’inverse éviter une forme de désocialisation alimentaire.

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Est-ce qu’en mangeant différemment, en s’interdisant tel ou tel aliment, en mangeant “les bons aliments” on espère devenir meilleur ?

Il existe des éthiques alimentaires qui participent à la défi nition de nombreuses particularités alimentaires. Certains régimes tendent à être de véritables discours moraux sur l’alimentation et l’individu. Manger bien et être quelqu’un de bien se confondent alors, et l’un découle de l’autre.
Dans le cas de l’orthorexie par exemple le discours santé et le discours moral sont très liés. Camille Adamiec dans une approche sociologique de ce phénomène montre que l’omniprésence du souci de santé amène le mangeur vers des pratiques, qui paraissent garantir son intégrité corporelle. Étayée sur le sentiment que, en contrôlant son alimentation, on contrôle aussi son avenir, l’adhésion à des modes d’alimentations particulières donne le sentiment d’une maîtrise de la situation, d’une maitrise de soi. Au premier abord, l’orthorexie se caractérise par une obsession ou une fi xation sur la nourriture dite “saine”. L’individu s’y conforme par le respect quotidien et sans détour des règles qui composent l’éthique alimentaire qu’il s’est forgé. Il ne veut et ne peut – d’où l’idée d’un comportement obsessionnel – déroger aux différents rituels d’achats, préparation, cuisson des aliments qu’il a mis en place. Par conséquent il ne cesse de planifi er, sur un terme plus ou moins long, ce qu’il va manger et dans quelle condition. Quatre grandes valeurs traversent et tiennent la construction orthorexique : purifi cation, légèreté, transparence et rigidité. Ces valeurs relèvent directement du champ de la morale. Les conséquences sociales de l’orthorexie sont lourdes. Les orthorexiques sont fi ers et convaincus de la “justesse” de leur morale diététique.
Ainsi manger avec le reste du monde semble diffi cile tout comme partager cette nourriture “saine” aux yeux des uns mais “malsaine” aux yeux des autres.

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Aujourd’hui la plupart des personnes se disant “au régime” ne le sont-elles pas essentiellement pour des raisons esthétiques ?

Tout d’abord le “aujourd’hui” est à nuancer car comme le souligne Georges Vigarello : “Les régimes surtout révèlent leurs possibilités de choix croissants dès les années 1890. Non qu’il s’agisse d’amincissement systématique, il s’agirait plutôt, nuance importante, de ne pas engraisser”. Au cours du XXème siècle les possibilités et les offres de régimes divers dans le but de perdre du poids se sont multipliées. Ce, jusqu’à normaliser complètement le fait de se priver en référence à un idéal de minceur, un canon esthétique où graisse, rondeurs et capitons sont à exclure. Les régimes restrictifs “pour maigrir” s’appuient sur une évolution des normes corporelles qui s’est construite au fil du XXème siècle jusqu’à la confusion des genres : à l’origine le régime restrictif, régime de santé, est devenu un passage obligé, une ascèse réglementaire pour améliorer son image et également sa réussite sociale. Josep Maria Comelles associe d’ailleurs cette discipline des corps à une approche morale où le discours du péché se retrouverait dans la condamnation esthétique des corps gros et ronds. En effet, l’image du gros étant associée au mou, au manque de volonté, et le dynamisme à la minceur, vouloir maigrir dépasse aujourd’hui une simple considération esthétique ; ou faut-il alors comprendre l’esthétique comme une esthétique sociale dans laquelle s’emmêlent image de soi et regard des autres ?

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Que sait-on vraiment des régimes “pour maigrir” ?

Un avis de l’Agence Nationale de Sécurité de l’Alimentation du 4 mai 2011 met en garde contre les risques liés aux pratiques des régimes amaigrissants. Ce rapport met également en évidence “les effets néfastes sur le fonctionnement du corps, et notamment pour les os, le cœur et les reins, ainsi que des perturbations psychologiques, notamment des troubles du comportement alimentaire.”
Comme le souligne Jean-Michel Lecerf qui a présidé la commission qui a produit ce rapport, ce qui pose problème réside dans les motivations, les moyens, les conséquences. Les données épidémiologiques montrent qu’un nombre très élevé de Français et de Françaises se trouvent trop gros. Bien au-delà de la prévalence admise du surpoids et de l’obésité, nombreux sont ceux qui se disent au régime, et parmi ceux-là un nombre non négligeable a un poids normal. Les repères
épidémiologiques de santé publique que sont notamment les seuils d’Indice de Masse Corporelle (IMC) ont pu perturber. Sur ce “moule” sanitaire unique, le poids idéal, se greffe le moule identitaire unique de la personnalité et de l’image : se ressembler, être mince, sportif, beau…
Les régimes nient le plus souvent la complexité de l’acte alimentaire, n’en faisant qu’un acte biologique limité, oubliant la biologie du plaisir et celle de la relation… Une insatisfaction peut naître de cette amputation hédonique et de la désocialisation alimentaire. Cette double amputation, de même que la rencontre d’événements stressants, vont conduire à une levée d’inhibition (“j’ai craqué”) premier pas vers un abandon et une reprise de poids, amorce d’un “yoyo”.
Les régimes opposent également BONS et MAUVAIS aliments, même si ce ne sont pas les mêmes dans chaque régime. Cette opposition crée une véritable distorsion dans la relation avec la nourriture, avec un désarroi lorsque l’on veut sortir du système (que dois-je manger ?), une culpabilité (je n’aurais pas dû le manger), une frustration (j’aimerais en manger). On rentre dans ce que l’on appelle la restriction cognitive, c’est-à-dire l’ensemble des conséquences psychocomportementales induites par les tentatives de contrôle mental de son alimentation afin ou non de perdre du poids.

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Les alimentations particulières vont-elles avoir raison de notre “modèle” alimentaire ?

Une des caractéristiques du système alimentaire français est le rôle important de la table et des manières de table, de la syntaxe du repas. Jusqu’à présent, les adaptations et les dérogations sont socialement encadrées. Jusqu’à présent encore, il y a persistance d’un apprentissage du manger ensemble et une régulation de la consommation hors repas. Florent Quellier montre que, en France, depuis le Moyen-Âge, le “grignotage” entre les repas a été réprouvé. C’est ce qui explique en partie certaines particularités des rythmes alimentaires des Français, le fait qu’ils sont encore parmi les plus bas consommateurs de boissons gazeuses sucrées dans le monde développé. Allen Grieco fait remonter cette particularité à un “changement de paradigme” scientifico-culinaire à la fin du XVIIIème siècle. En tout état de cause, le rythme de l’augmentation du nombre de repas pris à l’extérieur s’accélère. Dans la division du travail de production de l’alimentation, la cuisine se fait de plus en plus à l’usine ou hors du foyer. Dès lors, la pression pour manger ensemble la même chose, le même plat cuisiné à domicile, tend à s’atténuer. Les pressions et les tentations sur les individus s’accentuent… Ce phénomène est bien sûr bien plus largement observé qu’à l’échelle de la France. Et ce qu’il faut noter, c’est que les effets de la mondialisation tendent à être modulés par les cultures locales : le repas séquentiel, diachronique des Français, même s’il se simplifie, s’assouplit, il subsiste jusqu’à présent de manière frappante ; en outre le “modèle français” semble protéger la commensalité et la santé. Jean-Pierre Poulain reviendra sur ces constats et sur ces évolutions de notre système alimentaire en s‘interrogeant sur : Comment va-t-il évoluer ? Quelles nouvelles formes va-t-il prendre ? Va-t-il prendre en compte, absorber, résoudre les alimentations particulières dans une nouvelle forme de commensalité ?