Interview

De la nécessité, après 3 ans de recherche de terrain, de dépasser les stéréotypes pour porter un nouveau regard sur ces mangeurs-acteurs

Publié le 24/10/2009

AlimAdos, une recherche sur le terrain auprès des jeunes et de leur environnement familial et social

?

La recherche AlimAdos, c’est quoi en quelques mots et en quoi est-elle nouvelle ?

AlimAdos, c’est tout d’abord un projet de recherche qui a utilisé des méthodes qualitatives pour comprendre les comportements alimentaires, c’est-à-dire qui est allé voir les pratiques et pas seulement le discours sur ces pratiques. Ce travail en profondeur sur le terrain a fait appel aux méthodes de l’ethnologie et de l’anthropologie : observation participante, entretiens, carnets de consommation utilisés comme outil de dialogue. Et cette recherche s’est développée sur 3 ans en partenariat avec l’Agence Nationale de la Recherche et deux laboratoires du CNRS en Alsace et Provence Alpes Côte d’Azur, deux régions très représentatives de la diversité française avec une culture alimentaire régionale et des populations d’origine différentes qui s’y côtoient et s’y mixent.
De cette situation découlent des compromis et des métissages entre diverses traditions culinaires ainsi qu’entre ces dernières et les propositions récentes
de l’industrie agro-alimentaire et de la restauration. Pour résumer AlimAdos en quelques chiffres, c’est une quinzaine de chercheurs, plus de 500 familles enquêtées, plus de 1500 entretiens et des centaines de situations d’observations...

?

A l’issue de la recherche AlimAdos, vous avez estimé nécessaire de « déconstruire la culture adolescente » et de cesser de porter un regard adulto-centrique sur les jeunes. Pourquoi ?

Dans les sociétés modernes, les adolescents suscitent à la fois l’envie et l’inquiétude. Leur jeunesse séduit, de même que la liberté et l’autonomie dont jouissent beaucoup d’entre eux. Qu’en font-ils, comment se débrouillent-ils quand ils sont livrés à eux-mêmes, en quoi ressemblent-ils et diffèrent-ils de la famille dont ils sont issus, voilà des questions qui taraudent les adultes à propos des pratiques adolescentes en général et de leurs comportements alimentaires en particulier. Cette question se charge d’angoisse lorsqu’elle est croisée avec le développement actuel du fast food et de la junk food, avec la prolifération des occasions de malbouffe dont les adolescents pourraient être les victimes. Ecartelés entre une image de passivité qui en fait des consommateurs sans recul et l’injonction à « être soi » et au mythe de l’individu souverain, ces jeunes sont « inaudibles » si on ne déplace pas le point de vue adulto-centrique pour écouter leur parole, essayer de comprendre leur expérience, observer leurs manières de faire et de contribuer à la création de leur monde.

?

La relation des adolescents à leur alimentation, ce n’est donc pas nécessairement la malbouffe ?

Parler de malbouffe à propos des adolescents, c’est s’inscrire dans la tendance à « pathologiser » ce groupe d’âge et à faire des jeunes des sujets à risque, courant des périls et les faisant courir à la société à laquelle ils appartiennent, que ces périls soient le surpoids, l’uniformisation et la globalisation des comportements alimentaires, la fin des traditions et la faillite de la transmission … « Les adolescents mangent mal », c’est un stéréotype d’adultes mais c’est aussi ce que les ados disent d’eux mêmes, reprenant à leur compte les idées reçues des adultes à leur sujet. Alors que l’observation fine sur le terrain permet de constater l’omniprésence de la dimension nutritionnelle dans les propos et les comportements des adolescents, de parler d’une gastronomie adolescente et de comprendre comment les
aliments construisent non seulement les corps mais aussi les identités et servent parfois à marquer des frontières ! D’autre part, les adolescents revendiquent leur droit au plaisir alimentaire, une revendication qu’il leur paraît important d’exprimer en réponse à tous les messages négatifs qu’ils entendent sur l’alimentation des jeunes et à tous les messages de restriction.

Oui, on peut parler de gastronomie adolescente

?

Quels sont les goûts et les dégoûts des jeunes et peut-on parler de gastronomie adolescente ?

Oui, on peut parler de gastronomie adolescente. Les jeunes ont leurs propres critères sensoriels et esthétiques et portent une grande attention à l’aspect et à l’odeur : ainsi ils jugent certains aliments « moches » ou « dégueulasses » et, à l’inverse, ils valorisent le frais, le cru et le croquant. Comme l’observe Christine Rodier, pour eux, l’aspect prime sur le goût et ce qui « ne ressemble à rien » a peu de chances de leur plaire. « Rien qu’à l’aspect cela ne donne pas envie. Ca ne ressemble à rien, tu ne sais pas ce qu’il y a dans ton assiette », dit Matthieu, 15 ans. Pour les adolescents, l’assiette doit être belle à regarder et son contenu ne doit être ni gluant ni gélatineux et le gras « qui se voit dans l’assiette » provoque le dégoût : « J’aime pas ça, là, c’est du gras, c’est pas de la viande, que du gras mou, ça donne envie de vomir » commente Claire, 13 ans, devant une assiette de viande. Les légumes aussi paraissent facilement moches : « Le brocoli à regarder, ce n’est pas très appétissant, parfois j’ai même la chair de poule quand je le regarde » (Aurélie, 14 ans). Et ne parlons pas du chou fleur « qui sent le pourri » … Le frais, le croquant, le cru, qu’il s’agisse de légumes ou de produits laitiers, sont associés au pur et au sain. Le cru serait synonyme
de pureté alors que le cuit provoquerait le dégoût. Le « croustillant », qui s’oppose au « ramolli », est frais et s’oppose au « sec » qui fait penser au « vieux ».
Et « vieux » n’est pas vraiment une qualité !

?

Quels sont les autres critères des jeunes ? Le bon au goût est-il aussi bon pour la santé ou pour la ligne ?

Les jeunes apprécient les modes de préparation et de cuisson qui n’altèrent pas les aliments. L’aliment doit avoir l’air de ce qu’il est. Le wok thaï est souvent cité : comme le dit Maxime, 15 ans, « avec le wok thaï, on voit que les produits sont frais et tout est réalisé sous nos yeux ». Pour les jeunes, ce qui est bon à l’oeil est bon au goût et correspond assez souvent au sain. Ainsi, chez les jeunes Alsaciens de culture turque observés et écoutés par Hatice Soytürk, les représentations associées aux produits laitiers, quels que soient les produits, correspondent à une vision positive du lait et se déclinent autour de bénéfices santé mais également culturels.
Comme si le lien lacté relevait à la fois du lien affectif et du sentiment d’appartenance à un groupe donné, sans fermer ce groupe vis-à-vis de l’extérieur. Les ados turcs disent rechercher la douceur, le fondant et l’aspect crémeux des fromages à pâte molle à croûte fleurie (bries, camemberts) et se déclarent, comme leurs familles, de grands consommateurs de yaourt. Celui-ci fait dans ces familles figure d’alicament avant la lettre. Comme le dit Kevin : « On mange beaucoup de yaourt chez nous. On le boit. On fait des sauces avec. Moi perso j’en mange beaucoup […] Le yaourt, c’est naturel, c’est bon pour la santé. Ma grand-mère me dit toujours que c’est un médicament. Ca sert à guérir les malades qui ont des problèmes d’estomac ou d’intestins. Beaucoup de femmes turques mangent du yaourt pour maigrir. C’est bon pour la santé. » A propos de yaourt, au restaurant scolaire, devoir manger son yaourt avec une cuillère à soupe comme avoir à déguster sa salade de fruits dans un verre à eau semblent nuire au plaisir attendu par les jeunes, note Christine Rodier.

?

Vous parlez d’« aliments navettes » et d’« aliments médiateurs » ou « aliments frontières » … Donnez-nous des explications et des exemples.

Les « aliments navettes » font le lien entre le monde de l’enfance et celui de la jeunesse : il s’agit du lait, des biscuits, des sucreries, des produits panés. Le lait a un statut très particulier. Boire du lait, c’est connoté enfantin : « Je ne me vois pas boire du lait comme du coca cola, ce serait trop la loose » dit Mégane,
15 ans. Comme Ahcène, 17 ans : « J’aimais le lait. Maintenant, j’imagine mal fumer ma cigarette du matin avec un verre de lait ». En même temps, le lait reste un aliment qui réconforte et console, une sorte d’aliment doudou qui fait du bien : « Quand je me retrouve seule et que je déprime un peu, j’adore me faire un bol de chocolat chaud, cela me rappelle quand j’étais petite », déclare Sophie, 15 ans.
Les « aliments médiateurs » ou « aliments frontières » font le lien entre consommations propres au groupe d’âge et les consommations familiales. Ils demandent parfois une renégociation du sens et des manières de faire : ainsi, par le biais du halal, faire entrer la pizza ou faire sortir l’agneau, ou encore, et
c’est Martine, 55 ans, qui vit seule avec son fils Florian qui parle : « parce que je n’ai pas envie de cuisiner et puis cool quoi, on se fait un sandwich ou des fois des petites choses à grignoter, du jambon, du fromage, des chips, on se pose devant la télé et voilà ». La recherche d’un plaisir qui se complait dans la transgression de la règle du nutritionnellement correct et dans une consommation décontractée casse la fausse évidence d’une opposition nette entre cuisine familiale structurée et alimentation jeune donc irrégulière.

?

La recherche AlimAdos montre que le répertoire gustatif et culinaire des ados est moins limité qu’on le dit souvent. Quel est-il ?

Il y a des « produits fétiches », ceux qui caractérisent ce qu’on a appelle « la génération fast food » : hamburgers, sodas, chips, pâtes chinoises déshydratées, celles-ci étant devenues un produit jeune non pas par ce qu’elles sont mais par l’usage audacieux que les ados en font. Mais le répertoire alimentaire et culinaire des ados va bien au-delà. Certes, ils aiment les hamburgers, les kebabs, les pâtes, mais ils aiment également « le foie gras en sandwich, les petits toasts, cela ne me suffit pas ! », la choucroute, le bäkeofe, la bouillabaisse, le fromage « c’est trop bon, j’aime trop le fromage qui pue comme le Munster, et aussi le Roquefort et le Reblochon », et même les cuisses de grenouille et les bouchées à la reine … !
Les grands-parents, surtout les grands-mères, jouent un grand rôle dans la découverte des goûts et des mets et les ados évoquent en général les repas qu’elles leur ont préparés avec beaucoup de plaisir, de tendresse et d’émotion. La figure de la « grand-mère » cristallise le bien manger au sens affectif du terme («fait pour moi», «prendre son temps»), et non au sens nutritionnel.

Appropriation des espaces urbains, street food : un style, des produits nomades, une culture commune

?

Quelle est la part du « style », de l’image que veulent se donner les adolescents dans ces préférences et ces rejets ?

Elle est importante dans le choix des aliments ou dans le mode de leur consommation : ainsi, la fontaine à lait installée dans une cantine scolaire n’est plus utilisée par les adolescents à partir de la classe de 5ème, le lait passant pour une boisson pour enfants, bonne pour les élèves de 6ème mais pas au-delà !
En boire à cet endroit là (c’est-à-dire dans le collège, lieu des pairs) ferait bébé : en 6ème passe encore, mais après ce n’est plus pensable. Lié au style, il faut encore que l’aliment soit simple à manger et/ou facile à emporter : c’est le cas du hamburger et des frites mais aussi de certains yaourts, notamment les
yaourts à boire, des pâtes à emporter, et des fromages nomades. Les ados font l’éloge de la simplicité alimentaire qui implique d’autres rapports au temps et à l’espace car ils recherchent des manières de manger compatibles avec la mobilité et la rapidité. « Il y a trop de trucs dans l’assiette » est un commentaire
courant. On peut citer aussi Sandrine, 13 ans, qui fait la leçon à sa mère : « Je lui dis : si t’avais fait plus simple, j’aurais mangé ». Mais là encore, aucune simplification à outrance car les petits plats mijotés longtemps et qui renvoient à une « tradition » familiale sont très appréciés.

?

Déjeuner en ville, s’approprier l’espace urbain par la street food, c’est important pour les adolescents. Quel sens cela a-t-il pour eux ?

L’investissement par les jeunes de lieux publics ou soustraits au regard des adultes, en tous cas « autres » – rues, jardins, centres commerciaux, culs de sac, parkings – constitue d’une part une affirmation d’autonomie ou de différenciation, d’autre part un travail constant d’affirmation de soi. A Strasbourg ils annexent la sculpture moderne de la place du Marché Gayot comme bar pour y poser les aliments consommés debout. Il ne s’agit pas de s’asseoir dans un endroit prévu à cet effet ni dans une position habituelle : « ce qui est assis est pour vieux », « l’essentiel est de manger ensemble et d’être tranquille, genre un coin où tu peux t’étaler », « on partage ce qu’on a entre potes, c’est normal »… Les jeunes occupent bruyamment les lieux, le bruit leur permettant de s’approprier l’espace et de le détourner de l’usage quotidien qu’en font les adultes. Il faut transformer l’espace pour se l’approprier, la libération des corps permettant de s’affranchir du poids de l’institution, de s’épanouir entre soi. L’investissement de l’espace urbain et la mobilité des jeunes dans cet espace font qu’ils développent des habiletés corporelles particulières
qui renvoient à ce que Mauss appelait les techniques du corps et dont les adultes ne sont pas conscients.
C’est un des messages principaux des travaux sur le déjeuner en ville et la nourriture de rue développés par Meriem Guetat, Nicoletta Diasio, Marie-Pierre Julien, Gaëlle Lacaze…

?

Vous parlez de style et de street food… Quel rapport entre style et alimentation chez les adolescents ? Le style c’est plutôt lié à la mode vestimentaire, non ?

Non, justement. Et c’est une donnée essentielle de nos recherches à savoir que, pour comprendre les comportements alimentaires des adolescents, on ne peut pas regarder seulement l’alimentation, on ne peut pas « saucissonner » les adolescents. Dit autrement, manger est un acte social total et les adolescents ne mangent pas de la même manière, les mêmes produits et dans les mêmes lieux selon qu’ils écoutent plutôt de la tectonic ou plutôt du rap ou du RnB, selon qu’ils fréquentent tel ou tel espace, qu’ils s’habillent de telle ou telle manière ; et même selon le rapport qu’ils entretiennent avec leur corps.
En effet, les normes corporelles participent aussi de cela. Certaines adolescentes délaissent la norme de la minceur absolue pour une image d’un corps idéal plus plein, plus en « formes », plus musclé, plus massif, très influencées en cela par les corps et le look des stars du Rap/ RnB comme Léa Fararh, Beyoncé ou Diam’s et Amel Bent par exemple. Ces filles véhiculent une image de corps bien en chair et sain et ont un discours très clair sur ce qu’elles mangent et le fait qu’elles dépensent l’énergie ingérée par de l’activité physique. Dans ce cas, leur alimentation sera moins axée sur une restriction alimentaire.
D’autres adolescents sont plus dans la minceur, la finesse extrême jusqu’à la maigreur (non l’anorexie) déclinant un autre style ; tous deux urbains, participant de nourritures et de façons de bouger, de percevoir l’activité physique, de s’habiller différentes. D’autre part, il faut tenir compte aussi de l’influence du groupe et de la nécessité de se sentir bien dans le groupe (peu importe le nombre, c’est un ensemble de copains) qui partage des valeurs dont des valeurs alimentaires bien sûr.

?

Quelles sont ces habiletés corporelles développées par les jeunes en mangeant dans la rue ?

Absorber un gros sandwich, sans que cela dégouline, sans se tâcher, et sans manger le papier qui l’entoure n’a rien d’évident. Il faut le prendre à pleines mains, l’écraser juste ce qu’il faut pour pouvoir mordre dedans à pleines dents, mais pas trop non plus pour ne pas en faire gicler le contenu. Quand l’un d’eux mange goulument ou en s’en mettant partout, il est considéré comme un cochon et les copains lui lancent des « tu manges comme un barbare » ou « comme un blédard ». Il faut en plus être capable de manger en marchant rapidement dans les rues, sans se cogner, tout en discutant et parfois même avec des écouteurs sur les oreilles. Car en mangeant et en parcourant activement la ville, les jeunes incorporent ensemble la cité. Quand ils mangent de façon statique, ils sont assis en ligne à regarder passer les gens, comme au spectacle, ou en rond, ce qui leur permet de voir et d’être vu, de montrer leur dextérité et de surveiller aussi la conformité des autres membres du groupe.

?

Quels sont les critères des adolescents pour définir les bons produits alimentaires nomades ?

Les produits consommés avec plaisir doivent être prêts à emporter, pratiques et pas chers, pas « prise de tête », faciles à manger avec les mains ou avec des instruments rudimentaires, pouvoir être mangés en marchant. Le packaging acquiert une place centrale, il faut que l’objet puisse être emporté, qu’il soit nouveau, qu’il soit partageable (la « ration »), qu’on puisse le faire circuler et surtout qu’il ait reçu l’aval des « autres » adolescents. Parfois l’emballage se confond avec l’aliment : c’est le cas de la pita du kebab, à la fois conteneur et objet de consommation. Ces critères sont valables pour la nourriture de rue et la nourriture consommée ailleurs car l’important est d’investir pour manger des lieux et des temps non prévus à cet effet : dans les couloirs des établissements scolaires, aux toilettes, dans la salle
d’attente de l’infirmerie …

Le nutritionnellement correct et la morale alimentaire toujours très présents

?

Vous parlez d’omniprésence du nutritionnel dans la recherche AlimAdos. Comment s’est-elle traduite ?

Elle a été palpable dès le début de la recherche, celle-ci étant perçue d’emblée par les adolescents, parents et éducateurs rencontrés en lien avec les problématiques des troubles du comportement alimentaire ou de l’obésité. Le contexte de début des pré-enquêtes de l’étude AlimAdos a coïncidé avec
le lancement du PNNS 2 et même si les chercheurs AlimAdos ont systématiquement expliqué qu’ils n’étaient pas « l’oeil du PNNS », qu’ils n’étaient pas là pour juger l’alimentation (nutritionnellement correcte ou non), le discours nutritionnel apparaissait en background. Lors d’un premier contact, une même interrogation était classique : « C’est pour savoir si on mange équilibré ? » Les avis sont tranchés et les messages de prévention connus et récités par coeur … Manger équilibré, pour Thomas qui a 18 ans, c’est « manger 1 fois de la viande par jour, de la salade, il faut manger du pain, du fromage, voilà je dirais nutritionnellement
c’est ça …ça rentre dans le cadre des 5 fruits et légumes par jour ». Ce chiffre 5 est à l’origine de beaucoup de questionnements du côté des jeunes comme du côté des parents : « Y a tout dans fruits et légumes … dans les légumes, y a pas la même chose, tu manges 5 pommes c’est pas comme si tu mangeais
5 poireaux, je ne sais pas des fruits sucrés ça existe, la banane c’est calorique, c’est sucré, si j’en prends 5 par jour …ou alors un avocat, c’est hyper gras » (Louis, 16 ans). Beaucoup disent à ce propos : « je ne sais pas comment ils font, pour moi c’est impossible ». Parce que c’est cher ou parce que « il n’y a que 3 repas, donc tu prends un légume à chaque repas, donc ça en fait que trois » (Catherine, 50 ans, mère de 4 enfants), ou parce que la diffusion des messages dans les publicités induit la confusion : « C’est contradictoire, ils te mettent une pub pour MacDo et ils te disent d’éviter de manger trop gras et trop salé » (Sana, 18 ans).

?

Comment les jeunes réagissent-ils aux messages nutritionnels ?

Les réactions sont variées. Comme le montre Christine Rodier, certains jeunes ne se sentent pas concernés : soit ils n’ont pas de problème de poids, soit le caractère injonctif et répétitif des messages « leur sort par les oreilles », « leur bourre le crâne » et que « à force de le répéter on ne l’entend même plus. » Une partie trouve ces messages normaux et naturels et ces messages contribuent, avec les controverses alimentaires, à renforcer les attitudes de discipline, restriction et auto-contrôle. Sont fréquemment cités comme « dangereux » les sodas, les bonbons, les sirops, le Nutella, des sauces comme la mayonnaise, les chips et apéritifs divers, les gâteaux et les glaces, et chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine, une alimentation familiale « trop grasse : trop d’huile, trop de pain » …
La référence aux normes nutritionnelles et corporelles est permanente et empreinte de morale alimentaire, l’excès de poids étant présenté comme la conséquence des écarts et le stigmate d’une incapacité à se discipliner.

?

Quelles sont les conséquences de cette morale alimentaire ?

Comme le souligne Pascal Hintermeyer, la rigueur même de la morale alimentaire expose au risque de « craquer », il faut donc se méfier de ses plats préférés et des circonstances festives, se méfier surtout de soi, de ses émotions et de ses moments de cafard qui incitent à des compensations alimentaires. En se plaçant sous le signe de la restriction, les adolescents envisagent certains aliments comme des ennemis sournois toujours prêts à faire des ravages – ce sont des aliments qui « trahissent » - et s’accoutument aussi à des alternances récurrentes entre discipline, écarts et reprises de contrôle. La défiance confine parfois à la phobie : phobie du gras, du sucré, de l’industriel.

?

Comment sont vécues les normes de santé et de minceur en famille ?

Les mères, qui font de leur mieux pour préparer des « vrais repas » avec des « aliments bons pour la santé » font part de leur incompréhension voire de leur désarroi car les adolescents y touchent à peine. Les mères rusent pour leur faire manger des légumes, les jeunes rusent pour filer manger dehors. L’obsession de la minceur et la hantise parallèle de l’excès de poids sont fréquemment source de conflits familiaux. Les adolescents ont faim et les parents ont souvent peur de la faim des adolescents, ils craignent pour eux des kilos en excès. « Moi, mon père, c’est un prof de sport, il m’énerve trop. Il n’achète plus rien pour pas que je grignote, limite s’il ne met pas de cadenas aux placards pour pas que j’en pique !», explique Chloé, 15 ans, qui dit avoir « trop faim en rentrant des cours » et manger en cachette et vite avant que son père ne rentre, car il considère que le goûter n’est plus nécessaire à son âge …

?

Les adolescents font-ils un rapport entre normes esthétiques et nutritionnelles ?

Les normes corporelles sont souvent justifiées par des raisons puisées dans les discours de prévention et les liens qui sont établis entre des aliments ou des nutriments et des pathologies. Beaucoup d’adolescents ont intériorisé ces discours nutritionnels et pour eux, l’ingestion régulière de produits « gras » empoisonne l’organisme et nuit à la santé comme l’explique Tom, âgé de 14 ans : « Le gras ça te refile le cancer, bouche les veines et t’as des problèmes cardiaques après, quand t’es gros t’arrives plus à marcher, aussi tu es comme un vieux, tu marches lentement et tu souffles, tu te fatigues super vite, faut oublier
le steak-frites tous les jours ou sinon t’es foutu ».

?

Un repas comme le petit-déjeuner par exemple, considéré comme essentiel dans les discours nutritionnels, comment les adolescents le composent-ils ?

Tout d’abord, il y a sur ce repas là une diversité très grande entre le « pas de petit-déjeuner du tout » et le « à plusieurs prises à des moments et des lieux différents » (par exemple un jus d’orange ou un bol de lait à la maison, une viennoiserie ou une pizza sur le chemin de l’école) en passant par un petit-déjeuner plus classique pris à table. On observe plusieurs classes d’âge avec une coupure vers 13-14 ans marquée par un refus de ce qui a fait le petit-déjeuner jusque-là (lait avec chocolat, céréales, tartines) et par des variations nombreuses. Vers 14-15 ans, on délaisse les boissons du petit déjeuner de l’enfance (lait, chocolat, café au lait) pour des boissons qui ouvrent vers le monde des adultes (thé ou café) avec souvent la transition jus d’orange. Ensuite, on observe vers 18-19 ans un retour à un petit-déjeuner plus structuré. Ce qu’on observe de façon très importante est le fait que les adolescents arguent du manque de temps pour manger le matin ; ils consomment beaucoup de viennoiseries hors domicile. Enfin, on observe aussi une méconnaissance de certains produits comme le beurre par exemple, souvent confondu avec la margarine.

Avoir un beau corps, au minimum un corps « normal », pour ne pas être (mal) vu …

?

Qu’est-ce qu’un beau corps pour les adolescent(e)s français d’aujourd’hui ?

Les morphologies un peu musclées voire rondes ne sont pas dévalorisées, y compris pour les filles. La sveltesse reste malgré tout un idéal esthétique vers lequel il faut tendre. Comme le soulignent Dorothée Guilhem et Meriem Sellami, il s’agit de se créer une façade socialement valorisée, au minimum de « ne pas être vu(e) », c’est-à-dire d’être conforme aux normes dans le regard des autres, de ne pas être classé(e) parmi les groupes marginaux … Marginaux, c’est-àdire « intellos » ou « ringards », pour Béatrice, 17 ans, qui explique : « Tu veux pas qu’on te regarde, on doit pas te voir, après on parle de toi, on t’insulte, y en a qui disent « Hé la grosse ! Bouge ! Si t’arrives avec des fringues bizarres c’est pareil, tu te fais insulter pour tout et rien, c’est comme ça, il faut être comme les autres, t’as le droit d’avoir ta personnalité mais alors faut assumer et y a des filles qui vont plus te parler, elles vont faire comme si t’existes pas ». Il ne faut pas avoir « un corps vieux », il faut avoir « un corps normal ».

?

Qu’est-ce qu’un « corps vieux » et un « corps normal » ?

Les adolescentes ont intériorisé l’idéologie du jeunisme et c’est à travers elle qu’elles opèrent une lecture du corps dit « vieux ». Un corps qualifié de « vieux » peut être celui d’une femme ayant connu l’expérience de la maternité et ayant acquis des formes généreuses ou celui d’une jeune femme mince de vingt-cinq ans vêtue d’un tailleur. Quant au corps normal, il est évoqué très souvent comme objet de désir. Sa définition est décrite très précisément par Valérie (15 ans, Marseille) dont Dorothée Guilhem a recueilli les propos : « Je veux être normale, normale c’est pas grosse, pas maigre, une taille fine, de la poitrine, pas plate, c’est pas très beau quand t’as des seins qui se voient pas, pas de ventre parce que c’est laid, il doit être tout plat, lisse quand tu mets la main, des cuisses pas grosses, minces, des fesses mais pas des grosses non plus, juste ce qui faut, pas qu’elles débordent du pantalon » …

?

Les normes corporelles pèsent-elles autant sur les garçons que sur les filles ?

Les normes pèsent sur les adolescents, garçons ou filles, mais différemment et en ne mobilisant pas les mêmes registres, notamment celui de la culpabilité, très féminin, ce qui ressort des observations et des propos recueillis par Dorothée Guilhem, Nasser Tafferant et Meryem Sellami. D’autre part le discours des uns et des autres est différent notamment quant aux formes du corps et à sa beauté. L’image du corps est différente : là où un bourrelet apparaîtra comme un excès et entrainera restrictions alimentaires ou volonté de restriction et culpabilité chez les filles, il passera inaperçu chez les garçons. Pas parce que ces derniers ne se soucient pas de leur corps ou du corps des autres mais parce qu’ils ont une marge de « tolérance » beaucoup plus grande que celle des filles, tant pour eux-mêmes que pour juger le corps du sexe opposé. Ils ont également une perception différente de l’excès alimentaire. Pour les garçons, avoir un peu de poids (jusqu’à 5-7 kilos de « trop ») ne fait pas basculer dans la laideur ; ils restent « normaux ». D’autre part, le poids est traduit en termes d’énergie, de muscles, de capacité à se dépenser physiquement par le sport beaucoup plus chez les garçons que chez les filles qui perçoivent davantage le sport comme un moyen de modifier l’esthétique corporelle plutôt qu’en termes d’énergie ou défoulement… Pour les garçons, l’image du corps sain n’est pas seulement liée à l’esthétique mais au sport et à l’énergie. « Je crois que les filles mangent moins que nous, mais on est des hommes, c’est normal, on a besoin de manger », déclare Stéphane, 16 ans. Les filles confirment : « Les garçons mangent beaucoup en général, ils ne font pas attention à eux, quand je dis pas attention, c’est que s’ils prennent cinq kilos, ils s’en foutent, ils vont dire qu’ils sont musclés » (Aurélie, 13 ans). L’alimentation est clairement sexuée et l’image d’épinal, « homme/énergie/sport » perdure dans ces propos relevés aussi bien chez des garçons que chez des filles.

?

Les uns et les autres. Comment adolescents et adolescentes se voient-ils, se regardent-ils et jugent-ils leurs corps respectifs et leur alimentation ?

Tout d’abord, et en tant qu’anthropologues il est nécessaire que les chercheurs AlimAdos le rappellent, la beauté est liée à des valeurs. On ne se juge pas ou on ne juge pas quelqu’un beau ou belle partout de la même façon et le beau d’ici est le laid d’ailleurs. En ce qui concerne les adolescents français aujourd’hui, leurs origines multiples et mêlées complexifient encore la compréhension de leurs canons esthétiques en matière de corps, de formes et in fine d’alimentation pour les entretenir. Sur la distinction entre garçons et filles à cet âge de l’adolescence, il nous est apparu une grande différence dans la façon de se voir. Les garçons sont beaucoup plus tolérants pour eux certes mais également vis-à-vis des filles.
A partir de 15-16 ans, ils insistent même sur le fait que le féminin c’est forcément un peu de gras. Les filles regardent pour elles-mêmes leurs ventres, cuisses et fesses, là où les garçons les regardent plus en « ensemble », visage et cheveux en premier mais l’ensemble surtout, avec un lien fort à ce qui est sain, soigné. De ce fait ils ne comprennent pas l’obsession des filles pour «quelques grammes » et les restrictions alimentaires qui vont avec et cette incompréhension est profonde et souvent l’objet de moqueries : « elles stressent dès qu’elles mangent une frite » (Moussa, 12 ans) ou « elles font genre j’ai bouffé mais l’assiette est pleine, elles se disent que si elles ont pris un kilo, c’est la mort » (Julien, 13 ans).
Les filles focalisent sur le visage des garçons et s’accordent à reconnaître que les garçons peuvent manger plus et mal car ils se dépensent en faisant du sport. Cette reconnaissance du corps sportif, musclé, lié au masculin a aussi ses limites …tout comme la maigreur. Ainsi, hormis pour des sportifs de haut
niveau où le corps sur-musclé est vu comme une nécessité, un « trop » de muscle est jugé laid par les adolescents : ainsi « trop de tablettes de chocolat » est jugé superficiel, stupide …trop dans le paraître. Autre point en termes d’esthétique corporelle où garçons et filles se rejoignent : le corps anorexique est
le summum de la laideur avec cette comparaison très dure avec l’image du cadavre, desséché de l’intérieur. Contrairement aux corps obèse – qu’ils jugent laid - mais dans lequel ils peuvent encore voir des valeurs positives, il n’y a pas la moindre valeur dans leurs représentations de la maigreur extrême car celle-ci est associée dans l’esprit des adolescents à une maladie psychologique et physique.

?

Se trouver trop grosse et vouloir maigrir, cela commence à quel âge ?

Dans leur grande majorité, les adolescentes se trouvent « trop grosses » et, dès l’âge de 12 ans, elles affirment qu’elles devraient « faire des efforts pour maigrir » ou ne pas prendre du poids. Mais le souci de sveltesse débute bien avant cet âge, puisque la petite soeur d’une adolescente âgée de sept ans dresse
déjà une liste des aliments gras qu’elle doit éviter afin ne pas grossir : « L’huile, les fritures, les biscuits, le pain, le chocolat, les fromages, les croque-monsieur, les viandes grasses, à part le poulet qui est bon parce qu’il fait pousser les seins » (Tasnime, 7 ans, Strasbourg).

?

Quels sont les rapports mères/filles à propos du corps et du poids ?

Mères et filles sont soumises aux mêmes normes corporelles, partagent souvent la même envie de maigrir et ont parfois tendance à s’accuser l’une l’autre de ne pas faire assez attention. Pour les mères, c’est le grignotage qui fait grossir leurs filles et les filles ne supportent pas les conseils ou les « leçons » voire le désir de complicité de leurs mères : « Comment elle peut me traiter de grosse, elle n’a pas vu combien elle est grosse, elle », s’écrit ainsi Amel, 16 ans, qui se dit excédée des régimes répétitifs imposés par sa mère. Une autre mère, qui veut porter les mêmes vêtements que sa fille, lui propose de partager des plaquettes d’un médicament diurétique supposé faire maigrir. Meryem Sellami rapporte ces propos et les analyse avec une approche psychosociologique des relations mère-fille en contexte migratoire à travers les conflits autour de la nourriture familiale. Pour elle, en rejetant l’emprise maternelle sur leur alimentation, les filles refusent de s’identifier à leur futur rôle nourricier et il leur paraît donc illogique de manger avec leur mère et surtout de maigrir comme leur mère. Et si elles alternent les pertes et les reprises de poids, c’est « l’effet maman » autant que « l’effet yoyo » …

Le halal nouvelle génération, une question de frontière et d’identité

?

Le halal pour les jeunes aujourd’hui a-t-il le même sens que pour leurs parents ?

Les pratiques et les représentations des adolescents musulmans connaissent le même sort que les autres : elles sont adoptées, réinterprétées puis rejetées, et ainsi de suite. Comme le montrent Christine Rodier et Julie Lioré, manger halal sert à établir une distinction symbolique entre « nous « et les « autres », le respect de certains interdits permettant de définir son identité par la construction d’une frontière socialement pertinente. Ainsi, comme le déclare Malek, 14 ans : « Nous, on est musulmans, on ne mange pas comme les Français. Par exemple, on mange pas de porc comme vous, on mange halal ». Mais, alors que, pour la génération des parents, on était un bon musulman si on respectait l’interdit du porc et de l’alcool, pour les jeunes d’aujourd’hui, la notion de halal a progressé et est passée de la viande à tout le reste : même les petits pois peuvent être considérés comme halal sauf s’ils ont cuit dans une sauce aux lardons.

?

Comment se font l’apprentissage et l’appropriation des interdits alimentaires ?

L’apprentissage des proscriptions alimentaires se fait de façon naturelle à la maison où les mères ne cuisinent que des aliments licites : « c’est comme ça chez moi, j’ai toujours été habitué, c’est normal pour moi », ou « tout ce qu’on a besoin de savoir soit on a l’ordinateur soit on a nos parents », disent les jeunes.
Les ados composent avec leur propre logique et se comportent vis-à-vis des interdits de manière très personnelle : « en grandissant, c’est nous-même qui se fixe des interdits », dit Tazim, 18 ans. Leurs connaissances sont celles d’un islam populaire. Pour Inès « y a trois trucs à respecter : rester vierge jusqu’au mariage,
pas manger du porc et pas boire », certains se permettent le poulet : « je me dis dans ma tête que le poulet y a pas trop de sang, ça c’est ma façon de penser, d’autres te diront non ». Les bonbons sont devenus une source de dilemme à cause de la gélatine qui alimente des forums sans fin sur internet : Mervé explique
« les plats chinois à mon avis c’est pas halal » et un ado demande à un autre si, en égorgeant un porc et en disant « bismillah », ça le rendait halal. Le second a répondu, ahuri, « non, pas le cochon ». Et Sabrina qui a 16 ans « préfère crever de faim que manger du cochon » alors que le Coran dicte le contraire.

?

Toutes les familles musulmanes enquêtées ne pratiquent pas l’islam de la même manière ?

Effectivement et on peut donner l’exemple du steak haché qui fait la différence entre familles nordafricaines et familles comoriennes ou d’Afrique sub-saharienne : les jeunes maghrébins rejettent catégoriquement la viande hachée à la cantine, les seconds l’acceptent pour une partie d’entre eux. Christine Rodier et Julie Lioré ont réussi à déchiffrer cette énigme du steak haché grâce à Saïd, père de famille nombreuse, qui explique : « Bien sûr, je ne vais pas faire manger à mes enfants ici [à la maison] le steak qui n’est pas halal, jamais, jamais, c’est halal c’est obligatoire […] mais un enfant qui reste à l’école jusqu’à cinq heures comment je fais ? […] Si vous avez besoin de manger du steak haché à la cantine, vous mangez […] Bien sûr je vais pas laisser mourir de faim l’enfant jusqu’à cinq heures ». Khanify, une mère de famille sénégalaise (soninké) tient un discours comparable. L’hypothèse du rapport à la France et à l’histoire coloniale de ces différentes populations migrantes reste à examiner. Il est clair qu’un adolescent ne respecte pas simplement un interdit alimentaire parce qu’il est musulman mais parce qu’il est descendant de parents originaires d’un pays, d’une région, d’un village et que ses parents ont vécu un type d’immigration spécifique

?

Le halal deuxième génération fait l’objet de négociations au sein des familles. Sur quoi portent ces négociations ?

Tous manifestent la même déférence vis-à-vis d’une norme que chacun interprète différemment. La viande de mouton est au centre de ces négociations. Support de revanche sociale pour la première génération, la viande de mouton est rejetée par la seconde génération, notamment les jeunes filles qui la trouvent « trop grasse ». La consommation de viande halal permet aux jeunes de formuler des revendications nouvelles dans la famille, de négocier ce qui est de l’ordre de la coutume ou de la tradition, de le désethniciser. Le halal permet de reformuler tradition et modernité : « Les plats de chez nous avec du mouton on en a ras le bol et puis c’est lourd. Alors quand je peux faire des courses avec ma mère j’essaie de lui faire acheter des produits français, des plats tout préparés par exemple tout en lui garantissant que ce que l’on va manger c’est bien halal ».

?

Comment le halal participe-t-il à la définition d’une identité ?

Au sein des familles musulmanes, la désacralisation de la viande de mouton permet de reformuler la face interne des frontières. La religion n’est pas toujours la motivation première : ce qui compte pour certains ados, c’est de « boycotter McDo » et ils expliquent leur préférence pour les doner kebabs par des motifs contestataires et revendicatifs sans invoquer de motif religieux ou spirituel. Inversement les chercheurs d’AlimAdos ont constaté que des adolescents non musulmans pratiquent le ramadan ou mangent halal, affirmant ainsi un processus d’appartenance à un groupe et de différenciation vis-à-vis des autres.

Du « restaurant scolaire » des cuisiniers à la « cantine » des jeunes : des relations du type «je t’aime moi non plus»…

?

Le restaurant scolaire, qu’en disent les ados ?

Meriem Guetat et Julie Lioré ont passé beaucoup de temps à écouter les jeunes et les professionnels, à les écouter et à les observer. Les avis des jeunes sont partagés et vont du « c’est trop bon à la cantine » à « c’est bon 1 fois sur 10 », du « c’est du caoutchouc made in China, c’est du recyclage » aux plus sobres « globalement on mange » ou « c’est comestible » … Sachant qu’une part des discours est contestataire pour la forme, et pour ne pas se faire mal voir des copains … Cependant, cuisiniers et gestionnaires savent que, s’ils ne satisfont pas les adolescents, ceux-ci ne mangeront pas et gaspilleront ou alors qu’ils se gaveront de pain. « Quand c’est pas bon, on ne mange que du pain » commentent les élèves qui disent aussi que prendre du pain en grande quantité sur son plateau, c’est avoir la garantie de ne pas ressortir le ventre vide. L’objectif n° 1 des professionnels est donc de proposer aux adolescents des nourritures qu’ils aient envie de manger, sinon « c’est la désolation à la plonge ». En général, la plupart des élèves reconnaissent au restaurant scolaire le mérite de veiller à l’impératif de l’équilibre alimentaire : « Oui, c’est équilibré, c’est varié, on a toujours des légumes, de la viande et un laitage » ou « c’est équilibré, on a une entrée, un plat et un dessert. »

?

Quelles sont les ressources des cuisiniers pour susciter l’appétit chez les jeunes ?

Les ados ont faim et il faut qu’ils puissent « tenir »… Alors, pour « faire passer » choux fleurs, courgettes et autres légumes, vive la crème, la béchamel et le fromage gratiné … « On fait en sorte que lesenfants mangent le midi, sans trop regarder dans un premier temps la notion d’équilibre, sans faire non plus des pâtes et des frites tous les jours », explique un chef à Marseille qui, pour réussir son pari de faire apprécier les moules frites, a dû persévérer et dépasser des kilos de moules jetées à la poubelle.

?

D’où vient la méfiance que les jeunes développent vis-à-vis des mets servis dans les restaurants scolaires ?

Comme le montrent bien Meriem Guetat et Julie Lioré, le repas à la cantine, c’est toute une histoire de sens. Elles décrivent comment y observer le déroulement d’un repas. Observer les jeunes à la cantine, c’est entrer dans un univers d’effervescence où tout est significatif, du plus infime des gestes à la plus anodine
des remarques. Les jeunes mettent en oeuvre une hyper-mobilisation sensorielle qui s’exprime par des commentaires comme « Ce n’est pas terrible de l’oeil et de la bouche » ou « Les légumes ne sont pas bons, ils sont flasques, c’est tout mou ». Sont mises en cause la fraîcheur, l’hygiène, les cuissons... Dans les établissements sans cuisine autonome, une source de méfiance semble venir de l’impossibilité de pouvoir relier les aliments consommés à un mode et à un lieu de préparation identifié. Paradoxalement, plus le système envoie des signes de contrôle et de sécurité (coiffes, gants et blouses blanches), plus le moindre objet suspect devient sujet d’inquiétude : la modernité est génératrice de doutes permanents. Ces signes de propreté, d’hygiène retirent encore plus à la nourriture des cantines la dimension affective qui manque déjà aux adolescents.

?

Que faire qui puisse restaurer la confiance ?

Un exemple, celui du chef cuisinier du lycée de Salon de Provence qui a réussi à impulser une nouvelle dynamique nourricière en invitant à venir en cuisine tous les demi-pensionnaires qui le souhaitent. Ce faisant, il a fait sortir les mets proposés par le restaurant scolaire de leur dimension purement fonctionnelle et il a su donner à ses jeunes mangeurs une proximité précieuse - mais non prévue - avec les professionnels qui préparent les aliments. Par définition, ce ne sera jamais la relation affective que les jeunes ont avec les plats préparés par leur mère ou leur grand-mère mais c’est important.

?

La fréquentation de la cantine reflète-t-elle les situations socio-économiques des familles ?

La cantine en est le miroir. Certains établissements scolaires perdent à chaque troisième trimestre le quart des inscrits. En général, cette « désertion du troisième trimestre » se produit dans les établissements fréquentés par des élèves de milieux assez favorisés, ceux qui ont un pouvoir d’achat suffisant pour acheter,
avec de l’argent de poche ou les tickets-restaurants de leur parents un sandwich ou une salade. Le nombre de lieux d’approvisionnement à proximité de l’établissement - tels que camions pizzas, snacks, boulangeries, épiceries et supérettes – est un bon indice du pouvoir d’achat des jeunes. Même si certains
élèves apportent leur repas préparé de la maison : c’est souvent le cas des salades pour les filles. La bonne vieille cantine a tout de même quelques atouts, et c’est pourquoi certaines, comme Maïtena, 14 ans, la préfèrent « pour l’ambiance », même si à la maison elles mangent ce dont elles ont envie : « A la cantine, il y a des beaux gosses »…

Les adolescents agents de transformation des habitudes familiales et acteurs d’une tradition constamment réinventée

?

Les adultes sont souvent inquiets que « les bonnes traditions » en matière de cuisine et d’alimentation se perdent et que la transmission ne se fasse plus. Cette peur est-elle justifiée ?

Non, cette peur n’est pas justifiée. Il faut avoir conscience que la transmission est un processus dynamique fait de sélections, ruptures, continuités, déplacements et transformations. Les traditions s’alimentent des nouveautés introduites par les plus jeunes, les incorporent et permettent aux héritages acquis de s’adapter aux nouveaux contextes et, finalement, de perdurer. La modernité ne s’oppose pas à la tradition de même que la mondialisation, comme l’a montré appadurai, n’implique pas une homogénéisation simple de cultures qui sont elles-mêmes toujours en mouvement. Parce que la cuisine est au carrefour du sensoriel, du symbolique et du social, elle constitue un haut lieu de transmission et de reformulation identitaire. On y retrouve à la fois le souci de continuité, dans la reproduction de goûts, d’odeurs, de manières de préparation et de consommation, et le besoin fondamental d’innover et de s’ouvrir à l’autre grâce aux échanges, à la circulation de nouveaux produits et à l’introduction d’autres technologies de transformation des aliments.

?

Dans cette tradition alimentaire toujours mouvante, quel est le rôle des jeunes ?

Les jeunes ne sont pas seulement destinataires d’une transmission de type vertical, ils sont aussi acteurs dans une circulation « horizontale » de l’information et agents de transformation des pratiques familiales. Ce que les chercheurs d’AlimAdos ont entendu des jeunes, ont observé chez eux et dans leur environnement, ce sont de multiples manières d’innover : par l’introduction d’ingrédients, de nouvelles associations d’aliments, d’autres manières de table, ce qui ne veut pas dire que
la tradition n’est pas aussi parfois valorisée … Que veut dire le « manger français » dans une famille sénégalaise à Marseille ? Mamadou, 12 ans le résume en « des choses simples comme des frites avec du ketchup ou du poulet avec des petits pois et des yaourts et du vin. » Quant au « manger français » par rapport au « manger malgache », la ligne de démarcation passe entre le riz et les pâtes. La maman cuisine les deux pour faire plaisir aux enfants mais les parents s’en tiennent au riz. « Les Malgaches, c’est le riz, le matin, le midi et le soir, un Malgache mange toujours du riz on est comme ça » explique Moussa, 17 ans et sa soeur Marie, 15 ans précise : « Les pâtes c’est bon quand il y a la sauce, c’est différent du riz, ça change, mais y a pas assez d’épices dedans, en manger tous les jours non, le riz j’y suis habituée pas les pâtes mais je sais que pour les Français c’est pas pareil, ils mangent plus les pâtes que le riz ». Le riz, on en entend aussi beaucoup parler dans les familles laotiennes et nombreuses sont les adolescentes rencontrées par Florence Strigler à déclarer : « si je me marie avec un Français, il aura intérêt à aimer le riz ! » ..soit en quelque sorte, il faudra qu’il l’accepte dans son identité laotienne, alimentaire..

Entre normes nutritionnelles et éducation alimentaire

?

Habitudes alimentaires familiales, idéal de minceur, messages de prévention nutritionnelle, finalement ce ne sont pas les normes qui manquent ?

Effectivement, les adolescents font face plutôt à un trop plein qu’à un manque de normes mais, comme le montre Christine Rodier, ils les réinterprètent et s’arrangent avec elles dans des combinaisons multiples où le désordre apparent des pratiques ne découle pas d’un manque de conformité avec les règles mais d’une pluralité de manières de construire son propre mode alimentaire à l’image de soi.
Cependant, vouloir, à travers les enseignements scolaires, transformer les jeunes en agents de changement familial pour transformer les habitudes alimentaires des parents et des aînés, c’est vouloir donner aux adolescents une responsabilité morale qu’ils ne sont pas encore nécessairement prêts à assumer et qui n’est pas facile à gérer. En effet, c’est leur assigner pour mission de remettre en conformité différents types de normes et ils préfèrent alors se retrancher derrière une norme familiale qui les soulage d’une gestion individuelle des contradictions entre les différents types de normativité. Comme le souligne Marie-Pierre Julien, les formes d’alimentation des adolescents et les différentes justifications normatives qu’ils en donnent peuvent se comprendre non pas comme des prises de risques, des incapacités ou des défaillances mais plutôt comme des réponses à cette contradiction qui leur impose de se construire
comme sujets autonomes dans des contextes normatifs très contraignants.

?

Toute éducation alimentaire est-t-elle vaine ? Et qu’est-ce que l’éducation alimentaire dans les familles aujourd’hui ?

Non, l’éducation alimentaire n’est absolument pas vaine, au contraire, on voit que l’éducation alimentaire est à l’image de nos adolescents : diverse, métissée, parfois éclatée. Les chercheurs d’AlimAdos ont observé un attachement des adolescents au repas familial et à un ensemble de règles; attachement qui n’empêche pas les adolescents de les décrier ou de les transgresser entre 13 et 17 ans, mais dont ils reconnaissent l’intérêt dès 17-18 ans. Quand on parle d’éducation alimentaire, celle que les adolescents prennent dans toute sa dimension positive est liée au goût, au plaisir, à la convivialité. Ainsi nombreux sont les adolescents enquêtés qui manifestent un attachement très fort à leur grand-mère, à des plats traditionnels, à des odeurs, des préparations (avec souvent la comparaison mère/grand-mère dans la virtuosité culinaire !) et à leur transmission. L’éducation alimentaire est décriée quand elle se rapproche trop des discours normatifs ou quand les parents rappellent des règles diététiques théoriques. Dans ces cas-là, l’autonomisation se donne à voir dans des pratiques alimentaires qui contournent le contrôle parental. Par exemple, dans le cas de familles privilégiant les produits « bio » et la frugalité, on a observé des adolescents qui ont des cachettes où ils entreposent de la nourriture. Cette « infraction » aux règles établies se réalise avec le soutien d’un ou de plusieurs membres de la famille. On retrouve la fratrie, mais aussi parfois le père et la grand-mère, qui donnent de l’argent de poche ou font des cadeaux de paquets de bonbons, de chocolat ou de biscuits. Mais il y a là aussi une forme d’éducation alimentaire très importante avec la reconnaissance du droit au plaisir alimentaire.

?

Tous les adolescents sont-ils égaux en matière d’éducation alimentaire ?

Non, tous les adolescents ne sont pas placés à la même enseigne devant l’éducation alimentaire et la connaissance de gammes gustatives ou de cuisines différentes. Outre les variations individuelles des compétences sensorielles, les appréciations gustatives dépendent également de la catégorie socio-professionnelle des parents, qui influence le répertoire culinaire des adolescents mais aussi leur symbolique alimentaire. Il ressort de la recherche AlimAdos que les adolescents de familles sans histoire migratoire, de classes moyennes ou supérieures, ont un répertoire culinaire plus grand. La fréquentation de restaurants, la présence de livres de cuisine à la maison et les achats alimentaires des mères favorisent la découverte de nouvelles saveurs et la consommation de divers mets. Dans les unions mixtes ou lorsque l’un des parents est métis, les adolescents évoquent eux aussi des spécialités culinaires comme le « maffé » dans une famille franco-sénégalaise ou les « pieds paquets » dans une famille franco-malgache. Les adolescents possèdent dans ce cas deux répertoires culinaires distincts, mais l’un des deux semble primer sur l’autre (généralement la cuisine de la mère). Ces répertoires culinaires sont également investis de significations particulières, ils résultent de la rencontre de deux cultures. Ils peuvent devenir, notamment pour les adolescents de 18-19 ans, un objet de la mémoire familiale et de l’histoire d’une branche de la famille qui modèlent une éducation alimentaire particulière.