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Comportements alimentaires

Peut-on s’assurer contre la pensée magique ?

Publié le 18/07/2005

Au cours de ce week-end caniculaire de la mi-juin, feuilletant Télérama, je suis tombée sur une page qui m’a donnée une première impression bien agréable de fraîcheur.

La deuxième impression était de surprise : sur la page de gauche, un verre de lait avec une mouche dedans. Le tout accompagnant un message d’une compagnie d’assurance : “Non. Le risque zéro n’existe pas.”

Evidemment, le verre de lait avec la mouche dedans m’a évoqué immédiatement les travaux du psychologue américain Paul Rozin. Ces travaux avaient été présentés lors du Colloque international transdisciplinaire que l’Ocha avait organisé en octobre 1994 sous la direction de Claude Fischler et qui avait pour thème “Pensée magique et alimentation aujourd’hui”.

Ce colloque a donné lieu à deux publications, un ouvrage chez Autrement/Ocha et le N° 5 des Cahiers de l’Ocha.

Dans un texte intitulé “La magie sympathique”, Paul Rozin en effet décrit et illustre les deux lois de la pensée magique : la loi de contagion, qui peut se résumer par la formule anglais “once in contact, always in contact », et la loi de similitude, qui peut se résumer par « l’image égale l’objet”. Ces deux lois peuvent fonctionner sur le mode positif (la cuisine de grand mère, par exemple) ou sur le mode négatif (un aliment touché par un cafard se “cafardise” pour toujours). Mais c’est sur le registre négatif, celui du dégoût et de la peur, qu’elles s’exercent avec le plus de puissance. Montrer un verre avec une mouche dedans, c’est faire appel, inconsciemment peut-être, à la fois aux deux lois de la pensée magique. Sur le registre négatif, bien sûr. Sauf pour les gens qui aiment les mouches, mais y en a-t-il beaucoup ?

Pourquoi donc ce verre de lait avec une mouche dedans dans la publicité d’une compagnie d’assurances ? C’était un dimanche, il faisait très chaud, j’ai laissé mon esprit gamberger avant de lire les quelques lignes en petits caractères en bas de la page de gauche. Cette compagnie me propose-t-elle un nouveau contrat qui irait jusqu’à me rembourser mon lait s’il lui arrivait d’être « mouchisé » ? Ce serait bien compliqué !
J’en doute … Mais alors pourquoi la mouche et pourquoi le lait ?

Pourquoi la mouche ?
Les mouches sont-elles particulièrement friandes de lait ? Mon expérience me fait dire que, si je laisse quelques instants mon verre de lait sans surveillance, c’est plutôt mon chat qu’une mouche qui va s’y intéresser … Oui, mais un chat, en principe, c’est plus sympathique qu’une mouche, surtout quand ce n’est pas un chat en général mais mon chat.
De ce point de vue, il est clair que, pour évoquer le risque ou le dégoût, la mouche est plus efficace que le chat …

Pourquoi le lait ?
C’est un verre de jus de fruit et pas un verre de lait que Paul Rozin avait choisi pour faire ses expériences sur la pensée magique. Y aurait-il des préférences alimentaires culturelles chez les mouches ? Je me repose la question : de quoi se nourrissent les mouches ? Il faudra que je m’en informe …

Autre question : cette publicité s’adresse, on le suppose, à des adultes et les adultes français sont connus pour être des mangeurs de fromages mais assez peu des buveurs de lait ; pourquoi pas plutôt une mouche dans un grand vin ou un alcool hors d’âge par exemple, bref un breuvage d’un coût bien supérieur à celui du lait ? Que Paul Rozin ait évité les boissons coûteuses pour ses expériences à l’université, je comprends, mais pour une publicité, on aurait pu se le permettre … La couleur d’un vin ou d’un alcool aurait-elle suffi à le faire reconnaître d’emblée comme “grand vin” ou “alcool hors d’âge” ? Sans doute non. Et certainement rien ne pouvait aussi bien symboliser la pureté, la propreté, le bon comportement alimentaire finalement, que la blancheur du lait. Des valeurs symboliques qui volent bien au dessus de la perte financière associée à la boisson « mouchisée » que vous allez jeter.

La mouche comme métaphore de l’homme ?
Je finis par lire les quelques lignes en petits caractères qui prônent une attitude lucide face aux risques pour les estimer, les assumer, les assurer. Très bien, mais cela me ramène à la première question : me propose-t-on de m’assurer contre une mouche baladeuse ? Sinon, pourquoi cette mouche ? A moins que cette publicité n’ait finalement rien à voir ni avec le lait ni avec l’alimentation ?

Bon sang, mais c’est bien sûr : la mouche n’est pas venue boire le lait, elle est tombée dedans. Ce n’est pas le lait qui est victime, c’est la mouche ! La mouche volait tranquillement, sans se soucier de son avenir, et la voilà qui fait une chute. En définitive, c’est cela, sans doute, le message de la compagnie d’assurances : nous sommes comme les mouches, elles volent et nous, nous courons après nos diverses occupations et, nous avons beau nous sentir libres et joyeux, il peut nous arriver des pépins. Mais, grâce à Dieu et grâce aux compagnies d’assurances, l’homme dispose d’un énorme privilège sur la mouche : non seulement il sait que le risque zéro n’existe pas (la mouche, après tout, le sait peut-être aussi ?), mais surtout il peut s’en protéger en souscrivant les contrats d’assurance les plus variés !

Mais existe-t-il un contrat d’assurance pour protéger le lait (ou tout autre aliment) des risques de démonstrations métaphoriques n’ayant rien à voir ni avec sa nature ni avec sa fonction ?

Car ce qu’on aimerait savoir au final, c’est ce qu’auront compris toutes les personnes exposées à cette publicité : pour elles, dans cette affaire, qui de l’homme, du lait ou de la mouche est la victime ? Quand on connaît les travaux de Paul Rozin sur la pensée magique, on peut craindre en effet que le lait en ressorte “sali”…

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